G. YOUNGS

 

Au début de la guerre, notre unité stationnait à Reims. Durant cinq semaines, elle se déplaça aux environs de Troyes, puis Blois, Nantes et enfin Saint-Nazaire. La nuit du 16 juin 1940 était très chaude. En fin de parcours, nous sommes arrivés sur un aérodrome en construction. Nous nous sommes mis à l'abri afin de nous reposer. Avant le lever du jour, nous nous sommes mis en marche vers le port de Saint-Nazaire. Personnellement, je ne savais rien de l'opération de Dunkerque, qui avait eu lieu quelques semaines plus tôt. Nous écoutions peu la radio. En arrivant au port, nous avons vu, le long du quai, le paquebot de la Croix Rouge, le Somersetshire se préparait à partir. Le 17 juin, des navires de tous tonnages étaient mouillés à environ cinq milles au large. Les plus importants étaient l'Oronsay et le Lancastria. Vers 13h, un navire prit des soldats et des aviateurs pour les conduire à ces navires. Lorsque nous avons atteint le Lancastria, il était "plein à bloc". J'étais parmi les derniers à embarquer à bord au milieu de multiples jurons de marin qui m'aidèrent à tirer ma bicyclette toute neuve que je ne voulais  quitter à aucun prix. "Il n'y a pas assez de place pour garder ça, laisse ta bicyclette " grommela un de ceux qui m'aidait. Je pense que le roi Neptune s'en sert toujours dans le fond du Golf de Gascogne où elle repose maintenant. Ensuite, j'ai trouvé une place avec mes copains sur le pont supérieur, où nous étions entassés, aussi serrés que des pilchards en boîte. Je remarquais que des avions allemands viraient au-dessus de l'Oronsay et lâchaient des bombes. Une des bombes tomba, je pense, près de la passerelle.

A bord du Lancastria, j'entendis dire que des repas chauds étaient servis en bas. Ayant faim, je me dirigeais vers la salle à manger. Pendant que je mangeais, j'entendis par deux fois les portes étanches en même temps que le bruit des avions qui volaient  au-dessus de nous, et des bombes qui sifflaient. Par prudence, je suis rapidement sorti de la salle à manger. Après m'être perdu, j'ai finalement retrouvé mon chemin vers ma bicyclette. Trouvant une cabine pour me raser, je commençais à taillader deux jours de barbe. A moitié rasé, j'entendis un bruit sourd, terrifiant, suivi par celui de cris et de pieds qui couraient. Je remarquais une grande spirale de fumée et de vapeur qui sortait de la cheminée du Lancastria. J'ai vu un canot de sauvetage amené avec une foule d'hommes à l'intérieur. Il s'est abaissé si vite que je l'ai vu se retourner lorsqu'il frappa la mer. Une masse d'hommes se débattant ont chaviré. Il n'y a eu qu'un seul canot sur les quatre amenés qui réussit à flotter. Un collègue de mon unité me dit : "ce navire coule, savez vous nager ?" un peu lui répondis je. "eh ben sautez …" . Me déshabillant, je pris ma respiration et je sautais à la mer. Le navire semblait se coucher, se redresser et se coucher à nouveau. J'ai pataugé dans l'eau, noircie par le mazout qui semblait entrer dans nos bouches et nos narines. Encore aujourd'hui, je me souviens du goût du mazout. Il y avait encore des centaines d'hommes qui se tenaient en haut, sur l'arrière du Lancastria en train de sombrer rapidement. Aucun soldat ne semblait posséder un gilet de sauvetage, seulement les officiers. J'en ai vu peu pour le très petit nombre de civils. Après un moment, j'ai empoigné une grande caisse de bois qui flottait d'une manière tentante non loin du navire. Nous regardions le grand navire sombrer.

Je pouvais entendre les voix de beaucoup d'hommes condamnés qui coulaient avec lui, chanter à pleine gorge "Roll out the barrel" . Je ne peux plus entendre maintenant ce chant sans me rappeler des centaines d'hommes qui ne le chanteront plus jamais. En même temps les avions allemands déversaient des bombes incendiaires sur le mazout qui recouvrait la mer. Les balles de mitrailleuse éclataient tout autour de nous. Fort heureusement  le temps était très beau, la mer était aussi lisse qu'un miroir, sinon la mortalité aurait été beaucoup plus importante. Six de mes compagnons tenus à cette caisse tombèrent un à un dans un épuisement inévitable. Un gars de l'Artillerie Royale me parla de sa maison, de ses parents, de sa fiancée, lorsque soudain il s'écria: "mon dieu ! j'ai une crampe!"  Il lâchait la caisse et m'amena avec lui sous l'eau. J'ai réussi à rattraper la caisse mais je n'ai jamais plus vu le gars nulle part. Aux environs de 20h, un remorqueur français apparut. Après quatre heures d'épuisement et de désespoir, je fus hissé à bord. Des mains me guidèrent vers un endroit du pont. Des centaines de corps noirs de mazout gisaient sur le pont. Un médecin à bord examinait les corps, pour qui était dit "MORT" , étaient rapidement rejetés à la mer.

Ensuite, je réalisais que j'étais de retour à Saint-Nazaire et que l'on me transporta en ambulance. Il faisait presque nuit. Nous avons été transporté dans une salle de clinique privée. Un médecin me fit une injection pour me faire dormir. A ma grande surprise, deux jours après, un officier allemand accompagné de deux soldats s'approcha de nos lits et regarda les onze soldats britanniques allongés sur le plancher. Il nous dit qu'il savait qui nous étions et que nous devions nous considérer comme prisonniers. Il nous mit en garde de ne pas essayer de nous évader "aussi longtemps que vous resterez ici et ne tenterez pas de vous échapper, on s'occupera de vous" dit-il. "Si vous essayez de le faire, sachez que nous pouvons vous tuez". Peu de temps après nous devions aller dans un hôpital militaire français sur le front de mer. C'était les ordres des boches. Après avoir passé quelques semaines, une infirmière nous dit qu'il y avait un navire charbonnier français qui essayait de gagner l'Angleterre. Cinq d'entre nous s'échappèrent et allèrent sur les quais. Une foule de français appelait le capitaine lui demandant de nous embarquer, mais il refusa. Les gens l'on traité de "boche" "cochon" "traître" mais il ne voulait aucun soldat à son bord. Nous sommes alors retournés à l'hôpital. Un prêtre nous donna des livres à lire et réussit à me fournir une paire de lunettes car j'avais perdu les miennes dans la mer. Les jours semblaient longs et sans espoir. C'est alors qu'un matin, je vis un destroyer, de forme reconnaissable, qui passait le long du rivage. Les infirmières étaient OK pour nous aider à partir et tenter notre chance. Merveilleuses et braves infirmières qui nous aidaient à nous évader. Elles auraient  à répondre de notre absence aux allemands. Plus loin, à quelques milles, le HMS Punjabi était en train de ramasser environ 200 français et des soldats polonais. Tout l'équipage du navire était au poste de combat. Le capitaine criait ses ordres, "qui êtes vous ?" des rescapés du lancastria. Comment puis je le savoir ? dit-il. Vous ne pouvez pas. Le capitaine discuta avec ses officiers. "D'accord, cria –t-il nous allons vous prendre à bord" . Nous avons été poussés à bord derrière les français et les polonais sans plus d'égards. Une fois en mer, le capitaine nous questionna minutieusement. Il nous dit que nous pouvions être n'importe qui, voir même des espions allemands. Je lui montrais mon carnet de solde, encore tout humide et déteint. Après notre récente épreuve en mer, chaque fois que j'entendais : "a vos postes.." mon cœur se serrait. J'attendais la bombe venir d'en haut, ou la torpille d'en bas, qui nous enverrait au fond de la mer. Après trois jours de mer, nous sommes arrivés à Devonport. Nous avons serré la main au capitaine et dit au revoir aux gars avec qu nous avions partagé le pont.

Lors de notre arrivée, un orchestre joua l'air "Roll out he barrel", une grande tristesse se mit à m'envahir. Mes pensées, mes souvenirs, allèrent immédiatement vers ces gars qui le chantaient, il y a peu de temps alors qu'ils se tenaient à l'arrière, soulevé par le Lancastria en train de sombrer.

Encore aujourd'hui, je réalise mal  tout ce qui m'est arrivé.