Témoignage de M Legroux Roger, reçu par sa fille Mme Legroux dont je remercie

 

 

M Legroux raconte les heures tragiques de 1940, Une histoire, une histoire vraie

Elle débute comme beaucoup d'histoires de guerre, le 10 mai , lors de l'invasion du sol belge par les troupes allemandes

Dès les premières heures de cette journée, les avions avaient détruit nos gares, nos points stratégiques et nos aérodromes. celui de Gosselies ne fut pas épargné.

Mon père était employé, en qualité de contremaître , aux usines Fairey à Gosselies. Il fut debout dès les premières explosions et alla se rendre compte, comme beaucoup d'autres de l'étendue des dégâts. Ceux-ci étaient considérables.

Le dur labeur de déblayement commença, tout le personnel de l'usine y prêta main forte. Le matériel qui n'avait pas souffert fut emballé ainsi que les dossiers, les plans et tous les documents.

Le 13 mai au matin, le convoi de l'usine, composé des membres du personnel de cadre et de leur famille prit la route pour la France. Notre voyage s'effectua sans incident. Nous atteignîmes Bordeaux le 23 mai 1940 et nous nous installâmes dans les faubourgs de la ville.

Le directeur général, Monsieur E. O. Tips, se rendit immédiatement au siège des Usines Fairey situé en Angleterre; en effet il était plus que temps, les troupes allemands avaient déjà pris possession de Rouen. Le 12 juin, nous prîmes de nouveau la route, par chemin de fer, cette fois en direction de Nantes.

Le 16 juin 1940 au matin, il fut décidé que les célibataires du convoi et tous les hommes isolés s'embarqueraient avec tout le matériel sur un charbonnier français. ceux qui étaient accompagnés de leur famille avaient ordre de se rendre à St Nazaire où  aurait lieu leur évacuation. c'est alors que notre malheur commença.

Nous arrivâmes à Saint-Nazaire tard dans la soirée. Toute la nuit, des avions ennemis survolèrent le port et mitraillèrent tous les points qui leur semblaient suspects. Nous fûmes pris dans une rafale , mais heureusement nous n'eûmes à déplorer aucune victime dans notre groupe. Sur la plage, les soldats anglais, étendus, attendaient avec anxiété le matin de ce jour qui devait les ramener dans leur patrie mais qui, hélas fut leur dernier.

A l'aube nous aperçûmes à travers le brouillard un navire gigantesque, ancré à environ 8 kilomètres de la côte. C'était le Lancastria jaugeant 16.000 tonnes, de la Cunard Compagnie. Vers 7 heures l'embarquement commença, à l'aide de petits canots à moteur qui transportaient une quarantaine de personnes. Nous étions environ 45 civiles sur le quai, occupés à discuter. Plusieurs d'entre nous refusèrent de risquer la traversée sur ce navire militaire qui constituait un objectif idéal pour les sous-marins et les avions allemands. Malheureusement mon père en décida autrement. Les autres reprirent la route vers l'intérieur de la France. Trente et un d'entre nous restèrent donc sur le quai dans l'attente du canot qui devait les conduire jusqu'au navire ancré en pleine mer.

Enfin notre tour arriva. Il vous sera facile d'imaginer ma joie; j'avais à peine onze ans et demi, j'étais inconscient du danger, l'aventure seule m'attirait. Ce voyage sur cette étendue d'eau me causait à l'avance une émotion intense. Quand nous abordâmes le Lancastria, celui-ci me parut immense. Notre embarquement se fit par une ouverture pratiquée dans son flanc. On nous installa dans des cabines très confortables. Pendant toute la matinée le chargement se poursuivit sans répit. Le pont était à ce point recouvert d'hommes qu'il était presque impossible de circuler. Au loin on apercevait la côte française et les canots qui faisaient le va et vient.

Notre escorte était sur place, trois destroyers Anglais en faisaient partie. Vers deux heures et demie, mon père, ma mère, ma sœur et moi, nous nous rendîmes au salon restaurant, ce qui ne fut pas facile vu la nombreuse affluence.

Vers trois heures, l'alerte fut sonnée, signalant l'apparition d'appareils ennemis. Elle ne dura que quelques instants, et nous pûmes continuer notre repas.... Bientôt une nouvelle alerte retentit. Nous n'étions pas à l'aise. Mon père manifesta le regret de ne pas avoir suivi l'exemple de ses compagnons. Notre repas terminé, nous nous rendîmes dans notre cabine, mais notre repos fut bref, car vers 15h55, une troisième alerte se fit entendre : les canons installés sur le pont commencèrent  à tirer. Nous fixâmes nos ceintures, et nous étions prêts à nous rendre sur le pont, quand le navire fut secoué violemment. Un bruit infernal se fit entendre, une fraction de seconde plus tard, une deuxième explosion retentit. La bombe, lâchée par un des appareils allemands, ne nous avait pas ratés, car le navire se pencha soudainement. Mon père ouvrit la porte de la cabine : des cris emplissaient  le corridor. Parmi ceux-ci, nous pûmes comprendre cette phrase : "The ship is sinking " se traduisant par "le navire sombre".

Mon père nous entraîna à toute vitesse sur le pont, chose extrêmement difficile, car le navire, comme l'indique sur la photo, s'était incliné  : aussi  nous fût-il très pénible de gravir les escaliers. C'est une chose inoubliable et infiniment triste que d'être à bord d'un navire qui coule rapidement, et où règne la panique. Ce n'est que des cris, bousculades, voir même batailles entre passagers se disputant un moyen de sauvetage.

Après beaucoup d’efforts, nous arrivâmes sur le pont, couvert d’une masse humaine. Des civils et quelques centaines de soldats avaient des ceintures de sauvetage, mais un grand nombre de passagers en étaient dépourvus. Des soldats jetèrent des radeaux à la mer et plongèrent. Un officier fit reculer les hommes, afin de faire évacuer d’abord les femmes et les enfants.
Mon père me poussa dans une barquette, où ma mère et ma sœur avaient déjà pris place, mais une fausse manœuvre de la descente la fit chavirer. C’est à ce moment que je vis mon père pour la dernière fois.

Je n’oublierai jamais cet instant. Après la plongée, nous revînmes à la surface. J’étais méconnaissable à cause du mazout gluant dont j’étais recouvert. Je pus toutefois reconnaître que j’étais avec ma mère et Mme Tips. Nous nous éloignâmes du navire, qui coulait rapidement.

 Des grappes humaines se suspendaient aux cordages, et essayaient de se sauver. Cependant, les canonniers continuaient courageusement de tirer sur les avions allemands qui nous mitraillaient. D’autre part, des soldats, dépourvus de bouées, nageaient « en chaîne » ; celle-ci était composée d’une quinzaine d’hommes, les bons nageurs entraînant les autres ; d’autres, enfin, se cramponnaient à des fragments de bois.

Les destroyers composant notre escorte, circulaient autour de l'épave, tout en tirant dans la direction de l'ennemi, et en recueillant des rescapés. Des centaines d'hommes se mirent alors à chanter "Roll out the barell" . Ils savaient en effet, qu'il était trop tard pour quitter le navire (il faut dire que lorsqu'une masse de 16000 tonnes descend dans l'eau, elle crée une dépression qui a pour effet d'aspirer avec elle tout corps se trouvant à ses abords). Cet hymne émouvant domina bientôt les cris d'angoisse.

Puis, ce fut la fin, le navire disparut pour toujours, en créant de formidables remous, et tout devint silencieux; même la mer semblait avoir cessé ses va et vient. C'était le calme après l'orage, un calme oppressant et terrible. La tragédie avait duré onze minutes. Plus de 3500 hommes sur 7500, parmi lesquels 600 pilotes de la RAF avaient perdu la vie. C'est la catastrophe maritime qui a causé le plus de morts pendant cette guerre.

Quelques minutes après la disparition du navire, les radeaux qui se trouvaient sur le pont revinrent à la surface, et les hommes qui avaient pu résister aux remous y trouvèrent place. Pour ma part, je perdis connaissance, suite à l'absorption de mazout et de l'eau de mer. Je me réveillai à bord d'un destroyer, le HMS Havelock.

Ma mère me conta le reste de l'histoire. Nous étions restés trois heures trente minutes supportés par notre bouée, avant d'être recueillis par un petit chalutier français qui nous a remis, en pleine mer, à un bâtiment de guerre. Je fus laissé comme mort. Mais grâce à l'insistance de ma mère, on me pratiqua la respiration artificielle pendant vingt minutes. J'étais affreusement malade, mais heureux d'avoir pu survivre à la catastrophe.

Il y avait à bord plusieurs centaines de rescapés, dont une dizaine de civils qui faisaient partie de notre groupe. De mon père et de ma sœur nous n'avions aucune nouvelle. Au cours de la nuit, une explosion se fit entendre. Les machines s'arrêtèrent ; nous venions d'être touchés à l'arrière par une torpille lancée par un sous-marin allemand. Une des hélices avait été arrachée, sans plus heureusement. Plusieurs des soldats recueillis moururent de blessures consécutives au naufrage. Ils furent enveloppés d'un drapeau britannique, et immergés suivant le rite maritime.

Le 18 juin 1940, vers 17 heures, nous aperçûmes la côte anglaise. Le destroyer avait sans doute télégraphié, car les quais étaient encombrés d'ambulances et d'infirmières qui attendaient notre débarquement. Une fois le bateau amarré au port, il s'agissait de Plymouth, les blessés graves furent transportés en civières.

Ma mère prit des renseignements, mais ne put recueillir aucune nouvelle rassurante au sujet de mon père et de ma sœur. Toutefois, tard dans la nuit, on vint nous signaler qu'un navire ayant à son bord des rescapés, venait de rentrer au port; parmi ceux-ci se trouvait ma sœur. Imaginez notre joie à l'annonce de cette nouvelle. Elle était restée quatre heures sur un radeau avant d'être recueillie.

Hélas ! nous ne pûmes recueillir aucun indice au sujet de mon père. La mer, cette mangeuse d'hommes, l'avait emporté.

Ainsi finit cette tragédie qui fut pour moi une grande et cruelle épreuve. J'en converse encore dans ma mémoire tous les moindres détails, tant l'horreur de ces instants avait frappé mon âme d'enfant.  

Texte de Roger Legroux réécrit par sa fille

 

 

 

 

  

 

 

Mariage de M Legroux (Marcel) 

victime du Lancastria

M Roger Legroux en bas à gauche

fils de Marcel Legroux 

(Nous pouvons voir sur cette photo Mme Baufays qui perdit également son mari à bord du Lancastria (voir témoignage M André Baufays)