Témoignage de Monsieur Joseph Sweeney

 

Sans souci, j’étais couché dans un lieu qui, autrefois, avait été un appartement de luxe. Mon seul compagnon était un soldat inconnu, membre d’un régiment britannique. Je n’ai jamais appris son nom. Maintenant il est peu probable que je l’apprenne.

L’état d’alerte était en vigueur mais les soldats, depuis des semaines épuisées par le “Blitzkrieg” étaient devenus insensibles aux sirènes et à tout autre avertissement. Une apathie insouciante avait envahi leurs esprits.

 Puis, tout d’un coup, se réverbéra, à travers l’appartement, le présage d’un avion, d’un stukka qui piquait. Cette lamentation, ce sifflement effrayant, auxquels les soldats, ainsi que les civils, aux Pays Bas, en Belgique et en France, s’étaient habitués au cours des emaines précédentes ...

Faisant suite au crescendo causé par le Stukka, arriva le sifflement affreux d’une bombe. Un tonnerre assourdissant se fit entendre et, lorsque la bombe heurta le bateau, on entendit le son mat, pesant et amorti. Quant à moi, je m’en fichais...

 “ Comment, pensais-je un avion pourrait il atteindre notre vaisseau alors qu’il y a tout autour cette eau qui pourrait servir de tombeau pour les bombes ? ” “Ce la a failli nous toucher ! dis-je à haute voix à mon compagnon inconnu. Je crois qu’il convient de fermer les hublots et de fixer les “ couvercles métalliques ” . continuais-je ”.

 Donc, sans cérémonie, nous nous sommes mis au travail. Le destin était bien capable de nous jouer des tours. Moi, jeune, plein d’enthousiasme, énergique, un peu irresponsable, mais toujours inspiré par cette joie de vivre qui, partout, pénètre la jeunesse, je me trouvais à bord d’un paquebot dont l’existence m’était inconnu quelques heures auparavant. C’était le paquebot “ Lancastria ”de la compagnie Cunard, mobilisé en vitesse, pour services militaires, d’abord pour l’évacuation de la Norvège et, tout de suite après, pour celle de la France, à la date du 17 juin 1940. quelque part, répandues à travers cette coque se trouvaient plusieurs milliers d’âmes. La plupart étaient membres de la force expéditionnaire britannique. Ils étaient sur le chemin du rontre-torpilleur, Highlander de la marine britannique.

 Autrement, la vie sur notre drôle de radeau fut dépourvu d’incidents. La conversation était très restreinte. Les avions de bombardement volèrent, une fois ; à basse altitude directement au-dessus de nous. Les pilotes étaient facilement visibles. J’aurais juré que l’un d’entre eux fit le “V”de la victoire. A ce moment l’hystérie de notre dément devint plus véhémente. Il exprima énergiquement ses doutes sur la légitimité de tous les allemands, défunts, vivants et ceux à venir.

 Parfois le pan-pan des mitrailleuses et de canons anti-aériens se faisait entendre. Entre temps, pour nous donner un sujet de conversation aux deux d’entre nous capables de converser normalement, le pétrole combustible, visqueux et noir, qui suintait du vaisseau naufragé, noircissait la peau. En outre il nous réchauffait ; il calmait les vagues. Pendant que nous dérivions d’une manière impuissante, nous nous approchions souvent de vivants sans gilet de sauvetage, luttant pour survivre, tandis que des cadavres, qui portaient des gilets, ballottaient en nous dépassant. Quand je les contemplais, j’avais l’impression qu’ils s’étaient endormis d’épuisement. Plus tard, j’appris que beaucoup d’entre eux sautèrent des ponts supérieurs sans tenir leurs gilets de sauvetage. La puissance du choc, lorsqu’ils frappèrent l’eau, leur brisa le cou. Le résultat fut fatal.

 Pendant une éternité, nous avons dérivé sans ressentir une inquiètude exagérée. Nous pouvions voir des vaisseaux de sauvetage. Parfois, ils paraissaient si proches que nous nous imaginions à bord au bout de quelques minutes. Nous avons du comprendre qu’ils étaient trop occupés à repêcher des rescapés pour nous apercevoir.

 Quant à moi, il me fallut du temps pour me rendre compte que celui qui aidait le blessé, commençait à fatiguer. Je lui proposai de changer de place. Il était bien d’accord. Mais il nous fut difficile de bouger sans faire basculer notre planche de salut. Plusieurs fois, nous avons réussi à changer de place. Même si moi, j’avais toujours peur de glisser dans les profondeurs. Ainsi, s’écroulèrent les heures. Le crépuscule, à cette latitude et à cette époque de l’année, dure longtemps .pendant qu’il se répandait, le nombre des vaisseaux décroissait, nous deux qui pouvions parler, nous doutions de notre capacité de tenir toute la nuit. La couche de pétrole s’était, amenuisée. A vrai dire, nous ne pouvions plus la voir. Doucement au début, les vagues se faisaient sentir. Une minute nous étions dans un creux, la prochaine minute nous étions sur la cime d’une lame d’où nous pouvions scruter les ténèbres. Finalement le soleil se cacha au-dessus de l’horizon. Alors la froideur de l’eau nous fit frissonner. Nos membres devinrent engourdis. Notre blessé, qui n’avait jamais prononcé un seul mot pendant tout l’épisode comprit la signification très, très faible, comme s’il voulait nous aviser que, bientôt, il serait au bout de son rouleau..

 Un peu plus tard, parce qu’il ne faisait pas trop obscur, nous pûmes apercevoir un canot. A ce moment-là, nous avions presque cessé d’espérer. Il nous fallut plusieurs minutes avant de comprendre que cette petite embarcation s’approchait, vraiment s’approchait de nous. La délivrance se trouvait à la portée de la main. Bientôt nous fûmes le long du bord. Deux matelot nous jetèrent des cordages que nous attachâmes, comme amarres, autour des bras du blessé. Le plus doucement possible, trois matelots le halèrent et le couchèrent sur une banquette. Le canot portait la plaque “LANCASTRIA ” on avait réussi à lancer quatre canots. Deux d’entre eux avaient chavirés. Sur le notre il y avait deux membres de l’équipage et deux matelots du contre torpilleur “Highlander”

 De nouveau on nous jeta des cordages. Cette fois-ci, il nous fallut une très grand effort pour les attacher autour des bras de notre compagnon penché sur la planche. Mais finalement lui aussi, fut halé à bord. Avec le minimum d’assistance, mon autre compagnla porte. A l’insu de nous deux, la tranquilité qui avait régné antérieurement n’existait plus : le chaos l’avait remplacée. Les escaliers regorgeaient de troupiers dont plusieurs portaient encore leurs ballots, leurs havresacs et leurs fusils.

 Il nous parut impossible de pénétrer dans cette masse turbulente. Debout et hypnotisé à côté de la porte, j’étudiais la scène. Mes membres étaient perclus, mon esprit engourdi. Cependant, il y eut un évènement dont je me rappelle encore. Ce fut la vision incroyable d’un soldat dément qui commença à brandir son fusil au-dessus de sa tête en blasphémant, sans cesse, comme c’est la coutume chez beaucoup de soldats lorsqu’ils se sentent “ au bout du rouleau ”

 Au milieu de ce tourbillon d’hommes, il était inévitable que quelqu’un fut écrasé par le fusil. Son agresseur, plaqué subitement par un soldat, qui était sûrement un joueur de rugby, tomba sur la victime..

 Les cris, les éclats de voix et les hurlements devinrent assourdissants. Puis tout à coup, les lumières s’éteignirent. Seule, une faible lueur du haut des escaliers éclairait la scène macabre et chaotique.

 Dans les romans, l’auteur raconte des miracles, dans la réalité, on les voit, quelquefois arriver. Le bateau tituba encore, cette fois à tribord. En quelques instants, un filet d’eau ruisselait dans l’escalier. Le bruit et la vue de l’eau augmentèrent la lutte pour monter à bâbord. Vite le tribord fut abandonné. Je saisis l’occasion : je montais l’escalier en courant. Immédiatement, d’autres me suivirent. Au premier escalier, je me mêlais à la foule qui émergeait d’autres sections de l’intérieur du vaisseau. On se coudoyait vivement, on badinait un peu, pendant qu’on se hâtait vers le haut. Finalement, j’atteignis le faux pont d’où je revis le ciel. Quelques secondes plus tard, le bateau cahota et s’inclina à bâbord. Malheureusement, ceux qui luttaient pour monter par ce côté, devaient être baignés et la vue de l’eau qui, sûrement, à ce moment-là coulait copieusement, devait les démoraliser encore plus.

 Pendant un temps indéterminé, je restais à contempler tristement mes alentours. Ma maison se confondait parce que je ne savais pas nager. Je ne voulais pas croire qu’un vaisseau d’une telle grandeur pourrait couler. Je me dis que, si l’impossible devait arriver, il y aurait assez de bateaux dans la proximité pour sauver tout le monde. Je me répétais : « il n’est point besoin de m’inquiéter ».<

 Enfin, lorsque je me réveillais de la transe, je remarquais les activités autour de moi. Je me mis à suivre des personnes qui entraient dans les salons et dans les chambres pour emporter des objets en bois et les jeter à la mer. Sans doute, l’idée d’avoir une multitude d’objets flottants utiles aux rescapés, au cas où le pire arriverait.

 Après avoir examiner plusieurs fois la mer, du garde-corps, je me rendis compte que la proue disparaissait rapidement tandis que la poupe s’élevait majestueusement. Bientôt, la mer ballotait des centaines de têtes et d’épaves. D’autres objets, qui plongèrent subitement à fond sans la possibilité, de remonter vivantes.

 Peu après, plus fortes que le sifflement de la vapeur qui sortait des tuyaux et des chaudières cassées, plus fortes que les tintements des cloches, plus fortes que le pan ! pan ! des mitrailleuses, plus fortes que le fracas général et spectral, s’élevèrent des clameurs de dizaines de voix, des supplications de ne plus jeter des choses par-dessus bord. Incroyablement la chute cessa : le pandémonium diminua et une atmosphère sinistre enveloppa l’endroit autour de moi.

 Pendant quelques minutes, je me penchais par-dessus le garde-corps, je regardais les gens et les objets dans la mer ; je réfléchis à ma vie. Je compris que les possibilités de survivre étaient minimes vu que je ne savais pas nager. Tout de même, j’étais calme ; je regrettais encore d’être si jeune quand il me restait encore beaucoup à faire dans la vie ; je priais. Enfin, je compris qu’il fallait me jeter à la mer et esue fois que le canot parvenait à la tête d’une crête. Hélas ! pendant longtemps, nous avons scruté cet océan en vain.

 Finalement, le Bon Dieu récompensa notre patience. Nous avons aperçu un atome au profil de l’horizon. Notre espoir crut, malgré une certaine appréhension qui persistait. Nous ne savions pas si l’équipage avait remarqué notre petite embarcation. Pourtant nous ne pouvions rien faire sauf guetter et attendre. Je suis sûr que, pendant l’attente, même les païens parmi nous devinrent religieux et prièrent en silence.

 Il fallut du temps avant que nos marins n’eussent identifié, provisoirement, l’étranger, comme bateau de pêche. En outre, ils jugèrent que, s’il continuait à suivre la même route, l’équipage arriverait à nous apercevoir. Notre patience succomba vite à l’impatience. Dans nos esprits, devenus soucieux, le bateau avançait beaucoup trop lentement. Toutefois, mais peu à peu il prenait une forme plus définie. Lorsqu’il s’approcha assez pour nous reconnaître le drapeau tricolore, nous nous sentîmes tout à fait rassurés. Jusqu’à ce moment nous avions bavardé des conjonctures quant à sa nationalité. Notre espérance prit alors son essor. Cependant, nous ignorions le fait que son équipage n’avait donné aucun signe de nous avoir remarqués. Le bateau progressait sans cesse. Même quand il fut à portée de la voix, il ne ralentit pas. Encore une fois nous avons eu des doutes : en vérité une panique subite nous envahit. Nous nous sommes mis à brailler et à beugler à outrance, mais sans résultat manifeste.

 Brusquement nous perdîmes tout espoir. Tout à coup, le bateau changea son cours et fonça directement sur nous. Il arriva jusqu’à quelques centimètres du canot. Alors qu’il rasait notre proue, nous avons entendu un babil ; nous avons vu des gens de mer s’agiter. Nous avons remarqué des cordages et des amarres qui descendaient vers notre petit navire. Nos matelots ravigotés instantanément, s’emparèrent à leurs crampons. En quelques secondes, nous sentîmes une secousse soudaine ; le canot frémit, puis reçut encore des secousses violentes. Nous fûmes à la traîne. Notre remorqueur mit les moteurs à la vitesse maximum. Ainsi comme des ciseaux qui volent juste au-dessus des vagues, nous nous sommes dirigés vers Saint-Nazaire, ville à laquelle, la veille, nous avions dit “au revoir ”. Même quand nous nous sommes approchés de la rade notre remorqueur ne ralentit qu’imperceptiblement. Il se dirigea vers une jetée qui faisait saillie sur la digue, près du boulevard Albert 1er. Tout à coup, il s’écarta. Son équipage nous hurla :

“Démarrez ! Démarrez ! ” Ensuite, et très rapidement notre bateau sauveteur disparut dans l’obscurité d’où il était sorti.

 Nous avons glissé presque jusqu’au débarcadère mais il fallut, à nos matelots, parcourir à la rame la courte distance qui restait.

 En haut de la jetée, il y avait plusieurs volontaires civils. Leurs mains lancèrent des cables, qui furent vite saisis par nos matelots. Puis un nazairien nous guida au moyen d’une gaffe. Avec une célérité incroyable, notre canot, fut attaché sûrement aux canons d’amarrages. Je levai la tête, je regardai la “Terra Firma ” qui me dominait. Une voix intérieure me murmura “ça, c’est la fin du premier chapitre ! qu’est ce que contient le prochain ? ”

 “Allons-y ! Vous deux ! Allons-y. ”

Me fit sortir de ma rêverie. Très vite, nous deux, les indemnes avons crié :

“ Adieu et bonne chance ! ”aux autres.

Puis nous avons sauté à terre. Mon compagnon, toujours plus agile que moi, bondit en haut, deux gradins à la fois. Entre temps, je maîtrisais mon corps qui continuait tellement à grelotter et, en tâtonnant, je gravis les marches. Aussitôt arrivé, je regardais autour de moi. Cependant, je restais indécis. Je n’avais aucune idée, ni que faire, ni où aller. Je partis donc à l’aveuglette. Marcher pieds nus me fut pénible. Néanmoins, je marchais sur les galets, puis sur les pavés, dans un quartier de la vilà ce qu’un bateau apparût très proche. Puis en criant très fort :

  “Au revoir, je sais très bien nager ! ”<

Il partit à la nage dans la direction du contre-torpilleur, Highlander de la marine britannique.

 Autrement, la vie sur notre drôle de radeau fut dépourvu d’incidents. La conversation était très restreinte. Les avions de bombardement volèrent, une fois ; à basse altitude directement au-dessus de nous. Les pilotes étaient facilement visibles. J’aurais juré que l’un d’entre eux fit le “V”de la victoire. A ce moment l’hystérie de notre dément devint plus véhémente. Il exprima énergiquement ses doutes sur la légitimité de tous les allemands, défunts, vivants et ceux à venir.

 Parfois le pan-pan des mitrailleuses et de canons anti-aériens se faisait entendre. Entre temps, pour nous donner un sujet de conversation aux deux d’entre nous capables de converser normalement, le pétrole combustible, visqueux et noir, qui suintait du vaisseau naufragé, noircissait la peau. En outre il nous réchauffait ; il calmait les vagues. Pendant que nous dérivions d’une manière impuissante, nous nous approchions souvent de vivants sans gilet de sauvetage, luttant pour survivre, tandis que des cadavres, qui portaient des gilets, ballottaient en nous dépassant. Quand je les contemplais, j’avais l’impression qu’ils s’étaient endormis d’épuisement. Plus tard, j’appris que beaucoup d’entre eux sautèrent des ponts supérieurs sans tenir leurs gilets de sauvetage. La puissance du choc, lorsqu’ils frappèrent l’eau, leur brisa le cou. Le résultat fut fatal.

 Pendant une éternité, nous avons dérivé sans ressentir une inquiètude exagérée. Nous pouvions voir des vaisseaux de sauvetage. Parfois, ils paraissaient si proches que nous nous imaginions à bord au bout de quelques minutes. Nous avons du comprendre qu’ils étaient trop occupés à repêcher des rescapés pour nous apercevoir.

 Quant à moi, il me fallut du temps pour me rendre compte que celui qui aidait le blessé, commençait à fatiguer. Je lui proposai de changer de place. Il était bien d’accord. Mais il nous fut difficile de bouger sans faire basculer notre planche de salut. Plusieurs fois, nous avons réussi à changer de place. Même si moi, j’avais toujours peur de glisser dans les profondeurs. Ainsi, s’écroulèrent les heures. Le crépuscule, à cette latitude et à cette époque de l’année, dure longtemps .pendant qu’il se répandait, le nombre des vaisseaux décroissait, nous deux qui pouvions parler, nous doutions de notre capacité de tenir toute la nuit. La couche de pétrole s’était, amenuisée. A vrai dire, nous ne pouvions plus la voir. Doucement au début, les vagues se faisaient sentir. Une minute nous étions dans un creux, la prochaine minute nous étions sur la cime d’une lame d’où nous pouvions scruter les ténèbres. Finalement le soleil se cacha au-dessus de l’horizon. Alors la froideur de l’eau nous fit frissonner. Nos membres devinrent engourdis. Notre blessé, qui n’avait jamais prononcé un seul mot pendant tout l’épisode comprit la signification très, très faible, comme s’il voulait nous aviser que, bientôt, il serait au bout de son rouleau..

 Un peu plus tard, parce qu’il ne faisait pas trop obscur, nous pûmes apercevoir un canot. A ce moment-là, nous avions presque cessé d’espérer. Il nous fallut plusieurs minutes avant de comprendre que cette petite embarcation s’approchait, vraiment s’approchait de nous. La délivrance se trouvait à la portée de la main. Bientôt nous fûmes le long du bord. Deux matelot nous jetèrent des cordages que nous attachâmes, comme amarres, autour des bras du blessé. Le plus doucement possible, trois matelots le halèrent et le couchèrent sur une banquette. Le canot portait la plaque “LANCASTRIA ” on avait réussi à lancer quatre canots. Deux d’entre eux avaient chavirés. Sur le notre il y avait deux membres de l’équipage et deux matelots du contre torpilleur “Highlander”

 De nouveau on nous jeta des cordages. Cette fois-ci, il nous fallut une très grand effort pour les attacher autour des bras de notre compagnon penché sur la planche. Mais finalement lui aussi, fut halé à bord. Avec le minimum d’assistance, mon autre compagnon se trouva à bord. Il était plus agile que moi. Quant à moi, les matelots furent contraint de se servir d’un cordage pour me tirer de la mer. Alors, tout à fait épuisé, je glissai au fond du canot. Là je grelottai de froid pendant quelque temps. Néanmoins je me sentais très émoustillé. Pour moi, et sans doute pour les autres, ce canot paraissait aussi rassurant que la “ Terra Firma ”. Neptune eut, à coup sûr, une journée très active. Pourtant, encore quatre hommes avaient échappé à ses griffes. Hélas, beaucoup d’autres, n’eurent pas ce bonheur. Epuisé physiquement, confus mentalement, je m’écroulai.

 “Jo ! entonna une voix intérieur, tu as l’air d’un pauvre poisson qu’on vient de culbuter dans la cale ” “Oh ! répliqua un autre JO, ne sois pas si bête § un poisson serait en train de se tordre et de se tortiller. Quant à toi ! Tu ne réussis nullement à bouger un seul muscle.

 La scène posséda une certaine ressemblance. En effet, je me trouvais immobilisé au fond d’une embarcation - au fond d’un canot de sauvetage. C’était l’un des deux du Lancastria qui flottait encore sur l’eau. Tous les autres avaient accompagné leur mère lorsqu’elle plongea, la proue d’abord dans l’océan atlantique, au large de Saint-Nazaire

 Deux membres rescapés de l’équipage, aidés par deux matelots volontaires du contre torpilleur Highlander de la marine britannique constituaient l’équipage du canot. Pendant plusieurs heures frénétiques, tous les quatre s’occupaient à arracher à la mer des naufragés et aussitôt que leur petite embarcation était comble, ils transféraient les rescapés sur des bateaux plus spacieux. Puis ils se hâtaient de nouveau de rejoindre la scène afin de continuer leur recherche d’autres rescapés.

 A la brume, plusieurs bateaux de sauvetage s’en étaient allés à la dérobée. Un drôle de silence sinistre enveloppa le lieu du cataclysme. On eut estimé futile de prolonger les efforts de sauvetage. Pourtant nos quatre sauveteurs enthousiastes arrachèrent à la mer, alors froide et clapotante, encore quatre mortels.

 Naturellement les fatigues de ces heures épuisantes avaient sapé toute l’énergie de nos quatre pêcheurs d’hommes. Les quatre rescapés n’étaient que des marins d’eau douce. Deux d’entre eux avaient un besoin urgent de soins médicaux, le troisième était en train de faire des efforts vigoureux pour ramer tout seul, mais le canot n’avançait point. Le quatrième, moi-même, n’était pas en état de donner un coup de main. Par conséquent, le canot allait à la dérive au gré des vagues. Entre temps, il me fallut du temps pour récupérer assez de force pour me hausser péniblement sur une banquette au-delà des madriers imbibés d’eau. Tout d’abord, mon corps était engourdi mais, peu à peu, des spasmes grelottantes remplacèrent l’engourdissement. N’était ce mon caleçon, j’étais nu. Prudemment, j’avais laissé de côté les autres vêtements avant de sauter dans les eaux tourbillonnantes. A ce moment-là, ce caleçon était couvert de la houille visqueuses de soute, ce qui me rendait froid et misérable. Alors une voix inattendue, faible et irlandaise chuchota : “ Bien sur ! ôtez-le donc, vous allez vous sentir beaucoup mieux ! ”timidement, j’obéis. Bizarrement ; je me sentis mieux.

 Le ciéchapper sur un bateau... Mais je vous préviens qu’il n’y aura guère de bateaux qui pourront se sauver’.

‘au petit bonheur ! répliquai-je. A quel bassin est-ce que je dois me diriger ?

‘là-bas ! prononça-t-il tout en étendant le bras vers le pont d’où ‘émanaient des réverbérations monotones’. Puis il se mit à marcher comme un paon dans la direction opposée à la mienne.

 Pendant une minute, je restai ainsi avant de ramasser mes biens et de cheminer. Pourtant je ne m’étais pas avancé bien loin avant l’arrivée de l’auto ambulance de la marine royale. Elle s’arrêta. Un infirmier sauta de la portière de devant, courut à l’arrière, ouvrit la portière et hurla ‘vas-y !saute ! dépêche-toi !’.

 Le plus vite possible, je me conformai à ses instructions, malgré certaines difficultés. Huit grands blessés occupaient les quatre civières. D’autres, soit des victimes des bombardements, soit des naufragés, remplissaient ce qui restait de l’espace. Aussitôt dedans, mes deux bouteilles se passèrent automatiquement de l’un à l’autre ‘pour fins médicinales’.

 Peu après, l’ambulance s’arrêta de nouveau.

Incroyablement, l’ambulancier vigoureux, y enfourna encore trois militaires.

 Lorsque le véhicule s’arrêta à la fois suivante, tous ceux qui étaient capables de clopiner sortirent et durent monter dans une deuxième ambulance, arrêtée à côté. Pendant que le transfert se faisait, la première se dirigea vers l’hôpital où sûrement, les chirurgiens français soigneraient le mieux possible les blessés graves. Notre ambulance se mit en marche plus tard, mais, quant à nous, nous ne savions pas sa destination.

 Le prochain arrête fut le dernier. Les portières à l’arrière s’ouvrirent complètement. Nous étions tout près d’une passerelle de navire. Calmement mais rapidement, nous descendîmes la passerelle pour nous trouver sur un charbonnier. Cette fois-ci, la cargaison n’était pas le charbon : elle était humaine. Les troupiers à bord étaient rangés comme des harengs en caque. L’ordre du jour était : ‘places debout seulement.’

 Peu à peu, je me glissais jusqu’à atteindre un escalier. Un brave me donna sa place dans la cage. Tout de suite, je me mis en boule et, en quelques secondes, je me reposais dans les bras de Morphée.  Naturellement, le tumulte tout autour me réveillait de temps à autre mais, d’habitude je me rendormais très vite. Cependant, j’entends chuchoter quelqu’un :‘Tu veux du thé ? Tu veux du thé ?’  sans doute je fis un signe d’assentiment car une timbale de ce thé militaire anglais, dense, fumant et très sucré se trouva à mon côté. Je vous assure qu’il me fit du bien.

Une autre fois, j’entendis des hurlements qui signalaient une panique soudaine. Je me mis debout. Certains soldats chargeaient leurs fusils, d’autres se tenaient déjà prêts à tirer, tandis qu’encore d’autres paraissaient désorientés. Je demandai à quelqu’un tout près :

‘ Qu’est-ce qui se passe ?’

Devant nous, il y a un sous-marin en surface’.

 Quelques minutes s’écoulèrent, puis le bruit courut qu’il n’avait point été question d’un ‘Unterseeboot’ . La panique disparut tout de suite.

 Une heure plus tard, notre vapeur doubla le sous-marin. Je me levai pour mieux voir. Il paraissait plus long que notre charbonnier. En effet, c’était le ‘Surcouf’, à cette époque, le plus grand sous-marin du monde.

 A la chute du jour. Pour moi, il faisait trop froid au-dessous de cet escalier. Donc, je me fis mon chemin peu à peu à travers la multitude très condescendante et sympathique, jusqu’au couloir très étroit où se trouvaient les chambres d’officiers. En vérité, les officiers avaient laissé leurs chambres à des dames et à des enfants rescapés du naufrage. Ceux qui n’avaient pas réussi à entrer dans les chambres restaient debout dans le couloir. Quant à moi, je ne trouvai point assez d’espace pour me coucher. Cela ne me dérangea guère. Je m’endormis debout.

 Le lendemain, on vit le promontoire de Plymouth. L’exaltation à bord se répandiue faire, ni où aller. Je partis donc à l’aveuglette. Marcher pieds nus me fut pénible. Néanmoins, je marchais sur les galets, puis sur les pavés, dans un quartier de la ville que je ne connaissais pas.

 A la distance, le pandémonium régnait encore. Les éclats des canonnades se répercutaient à travers le firmament. Le bourdonnement exaspérant des avions de bombardements se faisait entendre de temps en temps. A diverses reprises, au-dessus du tapage causé par les canons anti-aériens, le coup sourd d’une bombe qui éclatait frappait l’oreille.

 Quant à moi, je me buttais à une envie ardente de trouver un remède pour combattre mon hypothermie avant d’arriver à cette phase d’insouciance totale.

 Depuis que j’avais quitté le débarcadère je n’avais vu personne. A un moment donné, comme je m’arrêtais pour méditer sur ce que j’allais faire, j’entrevis, subconsciemment, qu’un estaminet se trouvait de l’autre côté de la rue. Tandis que je regardais, quelque chose me fit croire qu’il y avait des mouvements, malgré l’heure tardive. Un rayon s’échappait de l’une des fenêtres, bleuies pour se conformer aux lois de l’obscurité. En outre, j’entendis des bruits insolites à l’intérieur de l’édifice même.

 Péniblement je traversais la rue, j’atteignis la porte que je poussais. La scène me déconcerta. Je me crus dans l’antichambre d’Hadès. Le bar et la gargote étaient combles de troupiers. La plupart d’entre eux se tenaient debout, leurs havresacs au dos, leurs fusils en bandoulières. Quelques uns chantaient, d’autres criaient, d’autres encore blasphémaient. Tous noyaient leur chagrin en maudissant, en même temps, leur destinée. Tous savaient que le lendemain ordonnerait leur avenir - soit au paradis, soit aux enfers, soit en Grande Bretagne, soit aux Kriegsgefangener - lagers in deutschland.

 Je poussai, je trébuchai, je fis des écarts afin d’éviter que mes pieds ne fussent écrasés par les lourdes bottes. Souvent, il me fallait faire une courbette pour éviter un fusil oscillant dont le propriétaire se balançait d’un côté à l’autre comme un ivrogne. Instinctivement je savais qu’un indigent comme moi ne pourrait s’attendre à obtenir des services spéciaux. Je compris très vite qu’il faudrait me servir moi-même.

Heureusement, je remarquai que l’espèce d’écoutille dans le côté du front de comptoir et qui donnait accès à l’intérieur, se trouvait entre’ouverte. A la dérobée, je glissai en bas, je passai sous le comptoir et je cheminai jusqu’à la pièce du fond, lieu obscur.

Malgré le manque d’éclairage, j’y discernai des rangées et des rangées d’étagères qui abritaient des centaines de bouteilles. Tandis que je fouillais indécis, ne sachant pas quelle bouteille contenait la panacée pour guérir les frissons et pour tempérer le découragement, il se déchaîna, tout près de moi, un vacarme effrayant. Tout le long du passage, s’entendaient les pas pesant de la patronne. Dans un patois inconnu mais manifestement rempli d’invectives, elle vociférait à tue-tête. Mes frissons s’accélèrent, tandis que l’amazone s’approchait de moi. J’eus une sensation très douloureuse : je m’imaginai vite abattu. Je tressaillis. Mais, heureusement pour moi, elle hésita une fraction de seconde. Je profitai de cette occasion pour me justifier. Pendant qu’elle me dominait, je plaidai, j’expliquai mes malheurs. Je me tus et, ensuite, j’espérai. Elle se tenait immobile. Elle n’était pas du tout impressionné. Je repris la parole. J’invoquais tous les sentiments nobles du nationalisme français auxquels je pouvais penser. Hélas ! tout fut inutile. Elle était bretonne !

Tout d’un coup, elle cria, mais d’un ton moins sévère : “attendez ici ! ”

 Je n’avais pas le choix. J’obéis respectueusement. En une minute elle fut de retour.

“ Prends ça ! ”, murmura-t-elle entre ses dents, tout en me poussant dans une main une demi-bouteille de cognac et dans l’autre un paquet de “gauloises ”et des allumettes. Ce fut à ce moment là que je compris qu’elle ne s’était pas rendu compte de ma nudité lorsqu’elle était entrée tout d’abord dans la réserve. Aussitôt qu’elle se fut habituée à l’obscurité, elle vit et jaugea mon état. Elle reconnut que je disais la vérité “va-t-en ! sors ! tout de suite ! ” me dit elle, en employant de nouveau un ton brusque. ‘ Par ici ! continua-t-elle. Par cette porte à l’arrière !’.Tandis qu’elle ouvrait la porte sa voix s’adoucit. Elle soupira. ‘Bonne chance gamin !’ ‘pareillement , Madame ! Bonne chance et merci infiniment !’ répondis-je sincèrement. Encore une fois je m’aventurai dans l’obscurité, alors plus content et plus confiant. Je tenais dans mes mains encore grelottantes, les moyens de ma survivance immédiate.

 Sans plan précis, je fis le tour de l’édifice, je traversais de nouveau la chaussée et je m’assis, en laissant pendre mes jambes par-dessus le bord du trottoir, très élevé par rapport à la chaussée. Pendant que je sirotais l’eau de vie, mon esprit devint béa. Je fumai des cigarettes une à une. Au fur et à mesure que j’inhalais, les sensations de bien-être crurent. Je commençais à ruminer des projets d’évasion passant par l’Espagne ‘Si seulement je pouvais me procurer un vêtement civil me dis-je résolument, sûrement je pourrais réussir.’

Pendant mes rêveries, une adolescente apparut sans préavis. Poliment, je me levai pour l’accueillir. Après un bref ‘bonjour’, elle me demanda d’une manière pratique mais cordiale : ‘Etes-vous blessé ? Non répondis-je, je suis bien, merci, mais gelé’. Soudain, une fusée volante illumina le ciel au-dessus de nous. La demoiselle sursaute : scandalisée et étonnée, elle s’écria : ‘Mon dieu ! vous êtes nu !’ Puis elle hésita avant d’ajouter : ‘Pauvre homme !’ Alors, un peu moins déconcertée, elle repris rapidement : ‘Attendez ici Monsieur. Je vais vous chercher quelques effets à mon frère.’

 En quelques minutes elle fut de retour. Elle tenait à la main une culotte de cheval et une chemise bleue en flanelle de coton. J’essayai, puis elle essaya, puis tous les deux nous essayâmes de me glisser dans cette culotte. Hélas ! elle s’entête. Enfin, nous avons déchiré la couture latérale jusqu’aux cuisses avant que je puisse réussir à me mettre dedans. Ainsi, la plus timide partie de mon corps fut cachée.

Je me sentis beaucoup moins embarrassé. Bien entendu, il fallut lutter aussi avec la chemise. Elle était de cette espèce qu’on tire par-dessus la tête. Une fois que nous avons élargi le col en le déchirant et que nous avons fendu les manches, j’ai pu y entrer. Déjà je me sentais plus au chaud. D’ailleurs, mon ange gardien avait apporté une demi-bouteille de cognac, et encore des cigarettes et des allumettes. Alors partiellement habillé et réapprovisionné, je me crue ‘en utopie’. La bonne samaritaine et le vagabond rirent et bavardèrent encore quelques minutes. Puis mon ange secourable s’excusa, m’expliquant qu’il y avait encore du travail. De plus, elle me dit qu’elle était l’une des volontaires qui recherchaient dans les rues les blessés malheureux, à secourir.

Donc, en s’exclamant vivement : Au revoir Monsieur et bonne chance !’. Elle s’envola dans la nuit tandis que moi, je n’eus le temps de la suivre d’un : ‘merde et bonne chance aussi !’. De nouveau, je m’établis sur la bordure, quoique plus enivré et plus insouciant qu’auparavant.

 Peu après, je me levais et me mis à marcher. Le premier individu que je rencontrais était un officier de marine royale. Son uniforme était immaculé et contrastait drôlement avec mes haillons. Il fit halte devant moi et me regarda avec étonnement et mépris.

‘Vous, me hurla-t-il, du ‘Lancastria’ ?. oui, bien sur’ répondis-je.

  ‘vous n’avez que deux choix, annonça-t-il nettement, bientôt une auto ambulance passera par ici. Vous pouvez aller à l’hôpital où vous serez sous la protection de la Croix Rouge .... Ou .....’

puis il hésita un bon moment avant d’ajouter ‘vous pouvez brusquer l’aventure. Il y a encore la possibilité de vous échapper sur un bateau... Mais je vous préviens qu’il n’y aura guère de bateaux qui pourront se sauver’.

‘au petit bonheur ! répliquai-je. A quel bassin est-ce que je dois me diriger ?

‘là-bas ! prononça-t-il tout en étendant le bras vers le pont d’où ‘émanaient des réverbérations monotones’. Puis il se mit à marcher comme un paon dans la direction opposée à la mienne.

 Pendant une minute, je restai ainsi avant de ramasser mes biens et de cheminer. Pourtant je ne m’étais pas avancé bien loin avant l’arrivée de l’auto ambulance de la marine royale. Elle s’arrêta. Un infirmier sauta de la portière de devant, courut à l’arrière, ouvrit la portière et hurla ‘vas-y !saute ! dépêche-toi !’.

 Le plus vite possible, je me conformai à ses instructions, malgré certaines difficultés. Huit grands blessés occupaient les quatre civières. D’autres, soit des victimes des bombardements, soit des naufragés, remplissaient ce qui restait de l’espace. Aussitôt dedans, mes deux bouteilles se passèrent automatiquement de l’un à l’autre ‘pour fins médicinales’.Peu après, l’ambulance s’arrêta de nouveau.Incroyablement, l’ambulancier vigoureux, y enfourna encore trois militaires.

Lorsque le véhicule s’arrêta à la fois suivante, tous ceux qui étaient capables de clopiner sortirent et durent monter dans une deuxième ambulance, arrêtée à côté. Pendant que le transfert se faisait, la première se dirigea vers l’hôpital où sûrement, les chirurgiens français soigneraient le mieux possible les blessés graves. Notre ambulance se mit en marche plus tard, mais, quant à nous, nous ne savions pas sa destination.

 Le prochain arrête fut le dernier. Les portières à l’arrière s’ouvrirent complètement. Nous étions tout près d’une passerelle de navire. Calmement mais rapidement, nous descendîmes la passerelle pour nous trouver sur un charbonnier. Cette fois-ci, la cargaison n’était pas le charbon : elle était humaine. Les troupiers à bord étaient rangés comme des harengs en caque. L’ordre du jour était : ‘places debout seulement.’ Peu à peu, je me glissais jusqu’à atteindre un escalier. Un brave me donna sa place dans la cage. Tout de suite, je me mis en boule et, en quelques secondes, je me reposais dans les bras de Morphée.

 Naturellement, le tumulte tout autour me réveillait de temps à autre mais, d’habitude je me rendormais très vite. Cependant, j’entends chuchoter quelqu’un : Tu veux du thé ? Tu veux du thé ?’ sans doute je fis un signe d’assentiment car une timbale de ce thé militaire anglais, dense, fumant et très sucré se trouva à mon côté. Je vous assure qu’il me fit du bien.

Une autre fois, j’entendis des hurlements qui signalaient une panique soudaine. Je me mis debout. Certains soldats chargeaient leurs fusils, d’autres se tenaient déjà prêts à tirer, tandis qu’encore d’autres paraissaient désorientés. Je demandai à quelqu’un tout près :

‘ Qu’est-ce qui se passe ?’

Devant nous, il y a un sous-marin en surface’.

 Quelques minutes s’écoulèrent, puis le bruit courut qu’il n’avait point été question d’un ‘Unterseeboot’ . La panique disparut tout de suite.

 Une heure plus tard, notre vapeur doubla le sous-marin. Je me levai pour mieux voir. Il paraissait plus long que notre charbonnier. En effet, c’était le ‘Surcouf’, à cette époque, le plus grand sous-marin du monde.

 A la chute du jour. Pour moi, il faisait trop froid au-dessous de cet escalier. Donc, je me fis mon chemin peu à peu à travers la multitude très condescendante et sympathique, jusqu’au couloir très étroit où se trouvaient les chambres d’officiers. En vérité, les officiers avaient laissé leurs chambres à des dames et à des enfants rescapés du naufrage. Ceux qui n’avaient pas réussi à entrer dans les chambres restaient debout dans le couloir. Quant à moi, je ne trouvai point assez d’espace pour me coucher. Cela ne me dérangea guère. Je m’endormis debout.

 Le lendemain, on vit le promontoire de Plymouth. L’exaltation à bord se répandit comme la peste. Pendant que nous nous approchions de Davenport, chacun faisait de son mieux pour atteindre le bâbord. Moi-même, je me comprimai, je poussai, je répétai mille fois : ‘Excusez-moi !’

 Finalement, je trouvai une petite niche juste à l’extérieur de la passerelle d’où je pouvais même voir le capitaine et quelques officiers. Des dames, et des enfants regardaient aussi la même position avantageuse : les uns étaient Anglais, d’autres Français et encore d’autres Anglo-Français.

 Peu à peu le quai devint plus grand, l’émotion atteignit le niveau d’une émeute. Rangée sur le quai, se trouvaient beaucoup d’ambulances, des tables croulant sous les vivres et les boissons (non alcoolisées), ainsi que beaucoup de volontaires, prêts à donner un coup de main. En arrière-plan, ils y avaient une foule énorme de civils qui applaudissaient vivement et qui vociféraient avec un enthousiasme extraordinaire. Un orchestre de fusillers marins royaux, en tenue de cérémonie, jouait vigoureusement des airs populaires. Tout le monde faisait chorus. A un certain moment, pendant que je troquais des plaisanteries avec les dames autour de moi, l’orchestre entama une chanson militaire impudique : ‘Un transport quittait Bombay’.

 Des troupiers turbulents, accablés d’émotion ne ménageaient point les termes. Tandis qu’ils coassaient à tue-tête, leur version militaire, le très timide Joseph se sentait embarrassé, car j’avais la drôle d’impression que la dame, à mon côté, comprenait suffisamment les imprécations militaires anglaises. En outre, ses yeux révélaient qu’elle était prude. Je rougis, je m’excusai, je me retirai le plus loin possible.

 Les blessés, étendus sur les civières, furent les premiers à être débarqués. Puis on appela ceux qui pouvaient marcher, ainsi que les rescapés du Naufrage. Je descendis plusieurs escaliers où chacun se serra pour me laisser passer et, en arrivant au sommet de la passerelle, j’hésitai. Je me voyais si ridicule, habillé en tenue civile, serrée et déchirée.

 Puis tout à coup, un hourra éclatant surgit. Tout le monde sur le quai se mit à rire et à battre des mains. Moi, je regardai autour de moi pour voir ce qui était si amusant. Soudain, je compris que, moi-même, j’étais la raison de toute cette hilarité. Je rougis pour la deuxième fois en quelques minutes. Lorsque les rires baissèrent, je devins plus sérieux. Je me chuchotai :

‘ Des profondeurs, Joseph, tu es sorti .... Et quand tu seras arrivé, un plongeon dans l’inconnu.’

 Depuis ce jour, des années se sont écoulées. Entre-temps, j’ai voyagé dans beaucoup de pays, j’ai traversé plusieurs océans. Cependant, chaque jour, lorsque j’ouvre les yeux, un soupir s’échappe. Je chuchote une prière au seigneur. C’est une action de grâce, un court ‘merci’. C’est un merci sincère pour ce don magnifique qu’est la vie. Puis, de nouveau, je suis prêt à marcher dans l’inconnu et à faire face aux hasards d’un autre jour.

 

 

Joseph F. SWEENEY

 

Depuis 1940, j’ai passé en France plusieurs fois. 1984 arriva avant que retournasse à saint-Nazaire. Puis j’appris que j’étais le premier rescapé sachant causer français, à revisiter la ville. On me proposa d’écrire mes souvenirs . En outre, on me fit savoir que les nazairiens étaient en train d’organiser des services commémoratifs en 1985. On me demanda si je pourrais y assister attendu que j’habite loin, en Colombie britannique.

Malheureusement, il arriva que les deux organisateurs principaux des deux côtés de la Manche meurent au début 1985. Sans être averti qu’on avait remis les services à 1986, je me rendis à Saint-Nazaire. Là, j’y rencontre trois autres rescapés : un Belge, qui n’avait que onze ans en 1940, un ancien combattant britannique qui avait sauvé la maman du garçon belge, et un camarade de ce soldat.

Avec la coopération de plusieurs nazairiens, nous avons pu jeter une couronne de fleurs à la mer près de la bouée qui indique l’emplacement du naufrage.

 En 1986 tous les rescapés encore actifs - nous étions embarqués, ainsi que des parents et des amis - se dirigèrent vers Saint-Nazaire

 A l’église Notre Dame d’Espérance, nous avons chanté un requiem. Plus tard, trois vaisseaux français nous transportèrent à la bouée où français et britannique, également, jetèrent des gerbes. Pendant le reste de notre séjour, nous avons visité plusieurs cimetières où on célébra des offices divins, brefs mais émouvants.

 Deux sœurs cherchaient la tombe de leur père. Leur mère, âgée de 91 ans attendait en Angleterre, quelques nouvelles de son mari qui était cambusier et qui avait 60 ans en 1940.

Une veuve trouva la pierre tombale de son mari.

Bien sûr, il y en avait d’autres scènes affligeantes dans ces cimetières. Même si 46 ans se sont écoulés, les morts du Lancastria n’ont pas été oubliés par les Britanniques, ni par les Nazairiens

 

Joseph SWEENEY