Le naufrage du LANCASTRIA : une tragédie classée « secret Défense »

 

par Franck Garnier – avril 2020

 

 

La pire catastrophe maritime anglaise

 

Le lundi 17 juin 1940, il est presque seize heures quand le paquebot Lancastria est bombardé par l'aviation allemande. En face de Saint-Nazaire, le navire sombre en moins de vingt-cinq minutes. À son bord, se sont entassés environ 7 000 soldats anglais et quelques dizaines de civils. Ce naufrage fait 4 500 victimes. Il est l'une des plus grandes tragédies maritimes de tous les temps et la pire de l'histoire de l'Angleterre. Classée « secret Défense » par Winston Churchill, elle est longtemps  restée oubliée.

 

De Dunkerque à Saint-Nazaire : de l'opération Dynamo à l'opération Ariel

 

Repoussées à la mer par l'avancée foudroyante des troupes de l'Allemagne hitlérienne, les armées alliées sont évacuées de Dunkerque dans des circonstances dramatiques entre le 26 mai et le 3 juin 1940. L'opération Dynamo permet pourtant à plus de 340 000 soldats anglais, canadiens, français et belges de rejoindre l'Angleterre. Mais lorsqu'au matin du 4 juin, les Allemands s'emparent de Dunkerque, il reste encore en France plus de 150 000 soldats du corps expéditionnaire britannique. Ils reçoivent l'ordre de gagner les ports de l'Ouest de la France. Une nouvelle opération d'évacuation, nom de code « Ariel », est organisée.

 

À partir du 15 juin, depuis Cherbourg, Saint-Malo et Brest des dizaines de milliers d'hommes, talonnés par l'ennemi, parviennent à embarquer. Il est prévu que le plus gros de l'opération se fasse depuis Saint-Nazaire où environ 60 000 soldats alliés ont convergé. Ainsi, le 16 juin, 13 000 d'entre eux quittent la ville à bord de plusieurs paquebots et cargos transformés en transports de troupes.

 

Quand le soleil se lève en ce matin du 17 juin, la rumeur annonce que les Allemands ne sont plus qu'à quarante kilomètres de la ville. Les plages et les quais de Saint-Nazaire sont bondés de soldats. Au milieu de tous ces uniformes se trouvent aussi des civils. Tous attendent avec angoisse de pouvoir rejoindre l'un des navires de la flotte au mouillage à quelques milles de la côte, et où se détachent les imposantes silhouettes de deux paquebots, le Lancastria et l'Oronsay. 

 

Une seule consigne : embarquer le plus de monde possible

 

Roger Legroux est l'un des premiers à fouler le pont du Lancastria ce jour-là. Le garçon de onze ans, aux cheveux clairs et aux traits fins, est impressionné par la taille de ce navire de 169 mètres de long. Il n'en a jamais vu d'aussi majestueux avec ses deux mâts et sa grande cheminée. En compagnie de ses parents et de sa sœur, ils font partie d'un groupe d'une trentaine de civils originaires de la ville de Gosselies, en Belgique. Son père, Marcel, est contremaître pour les Avions Fairey, une entreprise construisant des Hurricane pour la Royal Air Force. L'usine a été bombardée le 10 mai et ses employés ont convoyé jusqu'à Nantes le matériel ayant échappé à la destruction. Ils l'ont chargé la veille sur un cargo. Les célibataires y ont pris place tandis que ceux voyageant en famille ont été renvoyés vers Saint-Nazaire. Au moment de monter dans les embarcations devant les mener jusqu'au Lancastria, certains membres du groupe ont choisi de rester à terre, sous prétexte qu'un navire d'une telle taille représente une cible de choix pour l'aviation ennemie. Ils ont préféré reprendre la route.

 

Une fois à bord, plus enthousiaste qu'inquiet, Roger observe les navettes incessantes qu'effectuent des navires de tous types depuis le port jusqu'au paquebot. Durant toute la matinée, il le voit se remplir de soldats, jusqu'à ce qu'il devienne de plus en plus ardu de circuler sur l'un de ses sept ponts. Et il en arrive encore et encore.

 

Sur la passerelle, le commandant Rudolf Sharp et son second Harry Grattidge sont anxieux. Certes, ils appliquent la consigne de la Royal Navy qui est on ne peut plus claire : « Embarquer le plus de monde possible ». Mais, au-dessus de leurs têtes, il leur est impossible d'ignorer les vrombissements des moteurs des avions allemands qui effectuent des passages réguliers. Pour le moment, ceux-ci foncent vers Saint-Nazaire pour mitrailler et bombarder les colonnes de soldats.

 

Vers midi, tandis qu'un lunch est servi dans les salles à manger, Harry Grattidge décide de faire un point avec l'officier de bord tenant le compte de tous ceux qui embarquent. Il est horrifié d'apprendre que plus de cinq mille personnes se trouvent déjà sur le paquebot alors que sa capacité habituelle est de 2 200 passagers.

 

Quand il regagne la passerelle, Harry Grattidge voit un groupe de civils remonter l'échelle de coupée. Il y a parmi eux deux enfants d'une dizaine d'années, un frère et sa sœur voyageant sans leurs parents. Chacun est accompagné d'un chien, un golden retriever et un bâtard, avec lequel ils ont traversé la France depuis la Belgique. Aidé d'une dame anglaise qui parle le français, le commandant en second essaie de leur expliquer que les animaux ne sont pas admis à bord. Les enfants se mettent à pleurer, refusent de s'en séparer. Harry Grattidge cède et part rejoindre le Commandant Sharp en se frayant un chemin parmi la masse des soldats, enjambant les sacs, les casques, les fusils.  

 

Premières bombes sur le convoi

 

À 13h50, la tension monte d'un coup. Un avion allemand lance une attaque en piqué sur l'Oronsay, mouillé à 800 mètres de là. Le paquebot a sans doute été choisi parce qu'il est encore plus imposant que le Lancastria (201 mètres). Une bombe touche son pont et emporte sa passerelle. Il y a des morts et son capitaine est blessé à la jambe, mais le navire tient bon et l'avion disparaît. L'ordre du départ du convoi ne vient pas pour autant et le chargement continue.

 

L'un des derniers bateaux autorisés à transférer des troupes sur le Lancastria est un remorqueur, le Titan. Il amène les 250 hommes de la 663ème Artisan Works Company, au sein de laquelle est enrôlé Walter Hirst, 26 ans, un charpentier de métier. Dès qu'il foule le pont avant du paquebot, l'un de ses camarades lui tend un gilet de sauvetage. Il se dit que cela lui fera un bon oreiller pour la sieste qu'il s'apprête à faire. Reste à se trouver un coin libre parmi cette foule compacte.

 

À 15h00, le commandant Sharp demande un nouveau décompte. Le chiffre de 7 000 passagers lui est communiqué. Plus personne n'embarque. Cependant, l'ordre de lever l'ancre n'est pas donné, car l'Oronsay continue à recueillir des soldats.  

 

Une demi-heure plus tard le raid aérien commence. Des bombes sont larguées. Elles manquent leurs cibles, explosent en percutant l'eau, soulevant des gerbes immenses. Pendant l'attaque, le commandant Sharp et son second reçoivent des signaux de l'un des destroyers du convoi. L'ancre peut être levée. Le commandant Sharp hésite. S'il part maintenant, il sait que les destroyers ne l'accompagneront pas. Ceux-ci attendent l'Oronsay. Par conséquent, sur tout le trajet vers l'Angleterre, pour se protéger des avions et des sous-marins, ils n'auront à leur disposition que l'unique batterie antiaérienne, composée de deux canons de 4 pouces, dont a été équipé le Lancastria. Autant dire rien. Le commandant répond au destroyer. Il lui demande son escorte. Aucun retour ne lui est fait. Il consulte son second et tous deux choisissent d'attendre l'Oronsay.

 

Pendant ce temps, les avions allemands sont repartis vers l'est et le ciel bleu est à nouveau dégagé, ce qui laisse supposer un répit, peut-être celui qu'il faut pour avoir le temps de quitter la zone. Il est maintenant 15h45. Depuis la côte, les échos des sirènes signalant une nouvelle attaque aérienne résonnent.

 

Le chaos et le naufrage

 

Arrivant dos au soleil afin de ne pas être repérés, un groupe de cinq Junkers 88 de la Kampfgeschweder I/30 pique sur le convoi. Les canons anti-aériens du Lancastria se mettent en action. L'un des Junkers, rasant les flots, largue ses quatre bombes de 500 kilos sur la proue du paquebot. Quelques instants plus tard, c'est l'explosion formidable, puis les flammes et une épaisse fumée noire qui s'échappent du panneau de la cale No.2 où sont entassés depuis le matin plus de 800 hommes de la R.A.F. Tous périssent, tués sur le coup, brûlés ou noyés par les flots s'engouffrant à travers la coque éventrée.

 

Un second appareil lâche ses bombes. L'une frôle la cheminée du navire et éclate sur la salle des machines. Une autre perce la coque au niveau des cuves à carburant. 1400 tonnes de mazout commencent à se déverser dans la mer. Sur tout le navire retentissent les cris des blessés ou des passagers affolés. Le Lancastria gîte sur tribord et commence à s'enfoncer.

 

Roger Legroux et sa famille se reposent dans une cabine quand l'attaque les surprend. Son père les entraîne aussitôt dans le couloir déjà pris d'assaut, où les hommes se bousculent en hurlant : « Le bateau coule ! Le bateau coule ! ».

 

Cela fait à peine trois minutes que l'attaque aérienne a débuté. Sur la passerelle, le commandant Sharp et le second Grattidge tentent de contacter désespérément la salle des machines. Aucune réponse. L'ordre d'évacuation est donné.

 

Pour contrebalancer la gîte sur tribord, Grattidge donne de la voix dans son mégaphone, ordonne aux troupes sur le pont de gagner le bâbord. Le Lancastria se stabilise un peu, mais le commandant et son second savent que cette manœuvre ne peut plus sauver leur bateau. Tout juste peut-elle faciliter la descente des canots de sauvetage. Un Junker passe à basse altitude, mitraille le pont, tuant au hasard, puis s'éloigne sans être atteint par les canons anti-aériens. 

 

Les canots sont pris d'assaut. Des cordes sont lancées pour permettre aux hommes de se laisser glisser le long de la coque. Ceux qui s'y risquent se brûlent invariablement les mains en descendant trop vite. Quant à ceux qui ont réussi à mettre la main sur un gilet de sauvetage et enjambent les parapets pour sauter, beaucoup meurent en percutant l'océan. Ils se rompent le cou à cause de ce gilet ne possédant pas de sangle à passer entre les jambes et qui, en tapant l'eau, remonte d'un coup et brise les vertèbres.

 

Sur la passerelle, Grattidge hurle ses consignes dans son mégaphone. Il ordonne aux troupes d'ôter leurs chaussures, de ne garder aucun vêtement épais. On l'entend. Sur le pont, des centaines d'hommes s'assoient, enlèvent leurs brodequins, commencent à se déshabiller. Un groupe d'aumôniers de l'armée se met à genoux pour prier.

 

Le paquebot continue de s'enfoncer, ses hélices affleurent. Il rebascule sur tribord, très fortement. Tout ce qui peut flotter, tables, chaises, bancs, portes, caisses, panneaux de bois, est jeté à l'eau. Ceux qui ne savent pas nager pourront s'y accrocher. Des soldats descendent chercher tout ce qu'ils peuvent trouver pour cet usage. Dix minutes se sont écoulées depuis que la première bombe a touché le Lancastria.

 

Marcel, le père du petit Roger, est parvenu à se frayer un passage avec toute sa famille dans la bousculade des corridors. Roger a vu des militaires se battre pour un gilet. Il n'y en a évidemment pas assez pour tout le monde. Néanmoins, une fois arrivés sur le pont, les soldats s'écartent pour leur laisser l'accès à un canot.

 

Walter Hirst, le charpentier du 663ème, est lui aussi remonté. Il a vu les coursives commencer à se remplir d'eau. Comme beaucoup d'autres, il ne sait presque pas nager, alors il cherche un canot. Il passe devant l'un d'eux, déjà plein. Une drisse coincée dans son support empêche sa descente. Un soldat coupe un cordage avec son couteau. Le canot bascule et tous ses occupants sont précipités à la mer et dans le mazout.

 

Les hommes, les femmes, les enfants du canot dans lequel ont pris place Roger et sa famille connaissent le même sort. Une fausse manœuvre le fait chavirer pendant la descente. Ils sont tous précipités dans l'eau visqueuse. Et c'est maintenant la pluie d'objets jetés depuis le Lancastria qui s'abat sur leur tête.

 

 

À seize heures, l'avant du Lancastria sombre. Les canons de la batterie antiaérienne se taisent, submergés. Les hommes s'accrochent par grappes aux cordages, sautent, tombent. « Il faut y aller maintenant, dit le commandant Sharp à son second. » Grattidge lui tend le gilet de sauvetage sur lequel il vient de mettre la main. Le commandant ne sait pas aussi bien nager que lui. Puis le Lancastria chavire sur bâbord et commence à se coucher sur le flanc, si vite que ceux qui s'y trouvent en sont éjectés et propulsés par-dessus bord.

 

Sur les vingt-huit canots de sauvetage, seuls sept ont pu être mis à l'eau. Certains, largués trop haut, se sont retournés en percutant l'océan. Dans l'un d'eux, s'étaient installés la petite Jacqueline Tanner, deux ans, et ses parents. Son père et sa mère, excellents nageurs ont tout de suite compris qu'il fallait s'éloigner le plus possible du paquebot pour éviter d'être aspiré lorsqu'il va couler. Un soldat tend une planche de bois à son père pour que la petite puisse s'y allonger.

 

Des milliers de personnes paniquées se débattent dans le mazout. On cherche partout une chose à laquelle s'accrocher. On est noyé par un soldat qui veut désespérément garder la tête hors de l'eau en prenant appui sur soi. Parfois, il faut cogner pour ne pas succomber à la place d'un autre. Il y a aussi évidemment de la solidarité. Certains soldats ont formé des chaînes humaines pour s'éloigner du paquebot. Les meilleurs nageurs entraînent les autres. C'est ce qu'observe Roger tandis qu'il s'écarte du lieu de la catastrophe en compagnie de sa mère. Son père et sa sœur ne sont plus visibles nulle part. Depuis le paquebot retourné, leur parviennent soudain les échos d'une chanson reprise en choeur par les soldats qui tentent coûte que coûte de se maintenir sur la coque. C'est Roll out the barrel, issue du répertoire de Vera Lynn, l'une des chanteuses anglaises les plus populaires de l'époque.

 

 

 

Walter Hirst a attendu aussi longtemps qu'il a pu avant de se résoudre à se jeter à l'eau, juste avant que le Lancastria ne roule sur le côté. Il voit tous ces hommes ne sachant pas nager farouchement agrippés à cette coque qui continue de s'enfoncer. Ils entonnent un nouvel air. Cette fois, c'est There'll always be an England. Deux d'entre eux discutent puis s'étreignent. Le premier sort son pistolet et tire une balle dans la tête de son camarade avant de retourner l'arme contre lui.

 

Walter s'éloigne tant bien que mal, le plus qu'il peut. Au bout d'un moment, il s'aperçoit qu'un labrador noir nage dans la même direction que lui, à quelques mètres de là. Il se dit que cela doit être le chien d'un réfugié. Dans leur dos, la carcasse du Lancastria est en train de disparaître pour de bon.

 

Le caporal Wilson est assis sur le flanc de la coque. Il attend le dernier moment, celui où la mer vient lécher ses pieds, puis il se laisse glisser dans l'eau gluante. Il aperçoit un havresac qui flotte non loin, sur lequel essaie désespérément de grimper un second chien. Le caporal repère un canot retourné auquel il parvient à s'accrocher, ce qui lui évite d'être emporté par le maelström produit par le Lancastria quand il est englouti. Il est 16h12. Le paquebot de 16 000 tonnes a mis moins de vingt-cinq minutes pour couler.

 

 

Le sauvetage commence

 

À aucun moment du naufrage, l'attaque allemande n'a cessé. Les Junker sont passés et repassés au-dessus du navire, mitraillant et tuant des hommes et des femmes dans l'eau, larguant d'autres bombes pour incendier, sans succès, la nappe de mazout. Même une fois le navire disparu, les Allemands s'acharnent. Les canons anti-aériens des destroyers Highlander et Haveloc ne parviennent pas à les repousser. Finalement, l'arrivée d'appareils alliés les fait fuir. Cela permet aux secours de se mettre en branle.

 

Le Highlander et le Havelock recueillent tous ceux qui ont assez de force pour nager jusqu'à eux. Les bateaux présents sur zone partent à la recherche de survivants. Depuis la côte, c'est une myriade de navires de toutes tailles qui se met en route vers le lieu de la catastrophe, à 7 km à l'ouest de la Pointe Saint-Gildas et à 15 km du port de Saint-Nazaire. La tâche est dantesque. Ils sont des milliers dans l'eau, que les courants marins commencent à disperser.

 

Joseph Sweeney a trouvé refuge sur une trappe du Lancastria. Sur ce radeau de fortune, trois autres hommes sont accrochés. L'un d'eux est blessé. Plusieurs fois, ils sont convaincus qu'ils vont être secourus. Des bateaux passent à proximité, mais aucun ne s'occupe d'eux. Il y a tant à faire, certainement aider ceux qui n'ont pu se raccrocher à rien, qui semblent sur le point de se noyer, qui s'intoxiquent en avalant du mazout, qui coulent, épuisés ou victimes d'une crampe.

 

Le sauvetage va durer des heures. Il faut naviguer précautionneusement au milieu de tous ces naufragés, mettre des canots à la mer pour les récupérer. Quand ceux-ci sont pleins, retourner vers les navires pour y déposer les rescapés, puis recommencer. Les ponts se remplissent vite. Les matelots doivent souvent faire des choix terrifiants en choisissant de sauver l'un plutôt que l'autre parce qu'il aura de meilleures chances de vivre.

 

C'est un chalutier qui repêche Walter Hirst deux heures après le naufrage. Le labrador noir, il a fini par le perdre de vue au creux d'une vague. Le chalutier le conduit sur L'Oronsay. Il retrouve un paquebot surchargé de soldats et de rescapés. Ces derniers sont vite repérables, couverts de tâches de pétrole, comme lui. Certains, repêchés nus ou en sous-vêtements, n'ont pour se couvrir qu'une couverture ou un rideau arraché dans une cabine. Des hommes sont allongés sur le pont, blessés, brûlés, agonisants. D'autres, même s'ils trouvent un peu de réconfort dans le thé qui leur est servi pour se réchauffer et se laver l'estomac du mazout qu'ils ont ingéré, sont conscients qu'ils viennent d'échapper au naufrage d'un paquebot pour être renvoyés directement sur un autre tout aussi surpeuplé. Alors ils conservent sur eux le précieux gilet de sauvetage qui leur a sauvé la peau. L'Oronsay reste une cible, d'autant plus vulnérable que la bombe qui l'a frappé a détruit sa passerelle. Le trajet vers l'Angleterre n'a pas encore commencé. D'autres attaques peuvent survenir. Même si les bruits des avions alliés en maraude dans le ciel rassurent, c'est toujours la guerre. L'ennemi veut toujours leur mort. Rien ne permet de prédire de quoi seront faites les heures à venir.

 

Plusieurs heures dans l'océan  

 

Roger Legroux a perdu connaissance, mais grâce à son gilet de sauvetage, il flotte. Simone, sa mère, le maintient à ses côtés. Ils vont ainsi dériver pendant trois heures et demie avant d'être recueillis par un chalutier. On croit que l'enfant ne survivra pas. Sa mère ne parvient pas à le réanimer. On les transfère à bord d'un destroyer et c'est là que le miracle se produit. Après vingt minutes de respiration artificielle, Roger reprend ses esprits. Sur le bateau qui l'a recueilli avec sa mère, il voit des gens qu'il connaît, des collègues de son père avec leurs familles. Par contre, personne ne sait ce que Marcel et Emilie, son père et sa sœur, sont devenus.

 

La petite Jacqueline Tanner et ses parents passent eux aussi trois heures dans la mer avant d'être aperçus par le Highlander. La fillette aussi doit être réanimée. Les marins la ramènent à la vie en lui faisant prendre une succession de bains chauds puis froids. On l'emmaillote dans un pull qu'elle conservera précieusement toute sa vie, tout comme la montre de sa mère,  arrêtée à 16h07, l'instant où sa famille est tombée dans l'océan. 

 

Le commandant Sharp s'en est sorti, repêché par un escorteur. Harry Grattidge a été sauvé par un canot à moteur français et transféré sur un remorqueur. À partir de cet instant, il a aidé à récupérer d'autres naufragés et à les transférer sur l'Oronsay.

 

Lorsque le soleil commence à décliner, Joseph Sweeney et ses trois compagnons sont toujours accrochés à leur radeau de fortune. Jusqu'à présent, ils ont gardé un bon moral, convaincus d'être repérés à un moment ou à un autre par l'un des bateaux de secours. Mais au crépuscule, la crainte est là. Deux d'entre eux montrent des signes de faiblesse inquiétants. Ils ne sont plus capables de parler. Et puis Joseph a remarqué qu'il y a de moins en moins de bateaux visibles alentour. Il ressent le froid également. La nappe de mazout dans laquelle ils restaient prisonniers les en protégeait. Depuis qu'ils en sont sortis, la chaleur du jour décline au diapason de celle de la mer. Enfin, il y a les vagues, qui rendent leur radeau instable. L'épaisse couche de mazout maintenait la mer lisse. Joseph se met à douter de sa capacité à survivre une nuit entière dans l'eau. Il sent ses membres s'engourdir.

 

Dans l'obscurité naissante, la délivrance prend la forme d'un canot de sauvetage du Lancastria, manoeuvré par deux membres de son équipage et deux volontaires du destroyer Highlander qui, inlassablement, malgré l'épuisement et la nuit, ont décidé de poursuivre la recherche de survivants, quitte à se mettre eux-mêmes en danger en se perdant dans le noir. Par chance, l'embarcation est aperçue par un chalutier. Elle est prise en remorque, direction Saint-Nazaire.

 

À quelques mètres de la plage longée par le boulevard Albert 1er, l'équipage du chalutier largue l'amarre le reliant au canot et amorce aussitôt son demi-tour pour retourner en mer. Suivant son élan, le canot dérive et s'échoue sur le sable. L'un des rescapés saute à terre. Joseph le suit puis le perd. Il est en état de choc dans un lieu qu'il ne connaît pas. Au loin, dans les terres, résonnent les échos d'un bombardement. Il remarque un bar, y entre et se retrouve au milieu de soldats anglais qui parlent fort. La tenancière l'interpelle aussitôt, rudement. Joseph explique ce qui lui est arrivé. Il ne comprend pas encore que si l'accueil est aussi rugueux, c'est parce qu'il est nu sous la couverture que lui ont donnée les sauveteurs. La tenancière se radoucit et lui offre un paquet de Gauloises et une bouteille de cognac. Elle le fait quand même sortir de son établissement et lui souhaite bonne chance. Dans la rue, une jeune fille comprend son malheur et va lui chercher des vêtements. Plus tard, il est recueilli par une ambulance de l'armée, et rembarqué dans la foulée sur un transport de troupes.   

 

L'Angleterre, enfin !

 

À Plymouth, le lendemain, la foule attend le convoi. Les blessés sont soignés, les rescapés nettoyés du mazout qui leur colle à la peau ou aux cheveux. Ceux qui ont été séparés se cherchent, parfois se retrouvent, comme Simone et Roger Legroux qui reconnaissent Émilie parmi la foule. Malheureusement Marcel, le père, ne fait pas partie des 2 477 survivants recensés par les différents commandants des navires du convoi.

 

Madame Beaufays, l'épouse d'un collègue du père de Roger, a encore moins de chance. Son mari et son fils René, quatorze ans, ne sont signalés sur aucun bateau. Le premier a péri. Quant au second, elle ne peut pas savoir qu'il a survécu et que le remorqueur ayant recueilli l'adolescent l'a conduit à Saint-Nazaire, où il est soigné à l'hôpital. Elle ne retrouvera sa trace que plusieurs semaines plus tard, alors que René, une fois rétabli, convaincu d'avoir perdu ses parents, est retourné seul en Belgique par ses propres moyens. Empêchés par la guerre, la mère et le fils ne se reverront qu'une fois celle-ci terminée.

 

Winston Churchill classe le naufrage « secret Défense »

 

Quelques jours plus tard, le commandant Rudolf Sharp et le second Harry Grattidge se retrouvent pour déjeuner dans un pub de Liverpool. Ils évoquent la tragédie, se souviennent des deux enfants belges montés à bord avec leurs chiens et dont on n'a pas retrouvé la trace. Ils rédigent le rapport officiel du naufrage. Le document est classé « secret Défense », sur ordre de Winston Churchill. Le Premier ministre anglais, dès qu'il a entendu parler de la catastrophe, a décidé qu'un tel événement pouvait avoir des conséquences négatives sur le moral de la nation, d'où sa décision. La consigne est transmise aux survivants : ne pas parler de ce désastre.

 

Les documents issus de l'enquête sont scellés pour une durée de cent ans. Par conséquent, l'affaire ne filtre pas dans la presse britannique. Ce n'est que fin juillet que le New York Times la relate, affirmant que le naufrage a fait 2 500 victimes. Information reprise quelques jours plus tard par un journal écossais. Et puis plus rien. L'hyper-brutalité se répand sur toute la surface du globe et des drames effroyables se succèdent à un rythme infernal. De plus, le chaos de ces années de guerre emporte des survivants du Lancastria. Ainsi du Commandant Sharp, dont le nouveau paquebot, le Laconia, est torpillé par un sous-marin allemand au large des côtes africaines en septembre 1942.

 

En France, des centaines de corps de victimes du naufrage sont rejetés sur les plages jusqu'au mois de décembre 1940. Il en est retrouvé jusqu'à l'île d'Oléron. Des « fosses aux Anglais » sont creusées dans les cimetières ou parfois directement sur la plage. Nombreuses sont les dépouilles sur lesquelles ne sont pas retrouvés de papiers d'identité. Elles sont enterrées en tant que « soldat inconnu ». Le souvenir du drame perdure ainsi chez les gens de la côte, mais l'occupation allemande, avec son lot de malheurs et de privations, oblige à se préoccuper de bien d'autres choses.

 

Après la guerre, lorsqu'il rédige ses Mémoires de la Seconde Guerre Mondiale, Winston Churchill, se souvient du Lancastria. Dans le second volume, publié en 1949, il y consacre quelques lignes et écrit qu'il avait l'intention de déclassifier les documents relatifs au naufrage rapidement, mais qu'il a juste « oublié de le faire ». Lorsqu'il redevient Premier ministre en 1951, il oublie pourtant à nouveau, mais ce deuxième mandat est plus compliqué pour lui, marqué notamment par la maladie.

 

La lutte contre l'oubli

 

Aujourd'hui, quatre-vingts ans après le drame, du côté des autorités britanniques, c'est le statu quo. Les archives du ministère de la Défense restent scellées jusqu'en 2040, comme l'a voulu Winston Churchill. Contredire les décisions d'un homme aussi illustre et important pour l'histoire de l'Angleterre n'est pas chose aisée. Pourtant, au fil des décennies, des survivants et leurs familles, des historiens professionnels ou amateurs, des journalistes ont refusé le mutisme officiel, et ont œuvré pour que les morts du Lancastria ne demeurent pas ignorés.

 

Harry Grattidge, le commandant en second, fut l'un des premiers. En 1956, il vient de prendre sa retraite et publie son autobiographie. Dans celle-ci, il revient sur le naufrage, fournissant de nombreux détails. Par exemple, c'est grâce à lui, que l'histoire des deux enfants belges et de leurs chiens est connue. Trois ans plus tard, le premier ouvrage consacré entièrement à la tragédie, écrit par Geoffrey Bond, est publié en Angleterre.

 

Ces deux livres, et les quelques-uns qui suivent, n'ont pas le retentissement attendu et le naufrage du Lancastria ne sort pas de l'oubli. On en est même encore très loin. Son souvenir persiste surtout grâce aux survivants. Ils organisent des cérémonies commémoratives, en parlent autour d'eux dès que l'occasion s'y prête. Cela va durer ainsi à peu près jusqu'au début des années 2000, et ce sont finalement la curiosité et la persévérance de deux hommes, l'un Anglais, l'autre Français, qui vont permettre d'attirer l'attention d'une plus large audience.

 

Le premier de ces hommes est Mark Hirst. Dès l'enfance, il s'est passionné pour cette histoire que lui a relatée son grand-père Walter. Il lit et conserve tout ce qu'il peut trouver sur le sujet, écoute les récits des autres survivants lorsqu'il a l'occasion d'en rencontrer. Jugeant indigne le sort réservé à tous ces disparus, il essaie d'y intéresser des cinéastes. Certains y voient un excellent sujet, mais aucun ne donne suite. Mark Hirst va donc tout de suite comprendre qu'internet peut lui offrir une occasion de parler sans intermédiaire du Lancastria. Au début du millénaire, il met en ligne un site (http://www.lancastria.org.uk/) qui va progressivement devenir une référence. Il réalise un travail extrêmement précieux de collecte et de transmission des témoignages des survivants. Sans ce matériau brut et poignant, il serait aujourd'hui impossible d'appréhender ce drame dans toutes ses dimensions.

 

Tout aussi important est le travail réalisé en France par Yves Beaujuge. L'homme est commandant de la Couronnée IV, bateau pilote de Loire. L'estuaire du grand fleuve est son domaine. À l'instar de Mark Hirst, il s'intéresse depuis toujours à cette catastrophe. Il lui a consacré un ouvrage publié à compte d'auteur, La Tragédie du Lancastria, et il est à l'origine du site, (http://www.lelancastria.com/) sur lequel il met également à disposition du public des souvenirs de survivants, mais aussi d'habitants de la région de Saint-Nazaire ayant découvert des corps sur les plages pendant les semaines qui ont suivi le naufrage, ainsi que des rapports de commandants de navires ayant participé aux secours.

 

Doit-on attendre des révélations inédites en 2040 ?

 

La collecte des récits de survivants, effectuée par Mark Hirst et Yves Beaujuge, est à ce point minutieuse, qu'on en vient à se demander si, en 2040, les documents officiels dévoileront des éléments inconnus susceptibles d'éclairer la catastrophe d'une manière inédite ?

 

Par exemple, le rapport du Commandant Sharp, peut-il contredire le témoignage de son commandant en second ? C'est peu probable, car les faits rapportés par Harry Grattidge en 1956 sont largement confirmés par d'autres rescapés, et notamment par Michael Sheehan, membre d'équipage, présent sur la passerelle ce jour-là.

 

Peut-on alors attendre de ces documents qu'ils invalident le calcul habituellement admis du nombre de soldats et de civils présents sur le paquebot au moment de son bombardement ? Les chances sont également faibles. On ne sait pas avec précision combien de personnes se trouvaient sur le Lancastria ce 17 juin 1940, mais on est sûr que vers midi, le chiffre de 5 000 passagers est communiqué à Harry Grattidge. L'embarquement ne s'interrompt que vers 13h50. À cette heure-là, un officier informe Michael Sheehan que 7 000 personnes sont à bord. Ces témoignages de première main sont confirmés par de nombreux témoins. Ils sont certainement suffisants.

 

Quant au nombre de survivants, pourrait-il être mieux connu ? Officiellement, ils sont 2 477 à avoir échappé à la mort. Les commandants des navires les ayant recueillis et conduits en Angleterre en ont fait le compte. Mais il y eut des rescapés blessés, comme René Baufays, l'adolescent belge, ramenés à Saint-Nazaire pour y être soignés, et qui n'ont pas rembarqué ensuite. Ceux-là n'ont pas été répertoriés. Malgré tout, ils furent si peu nombreux dans ce cas, que le chiffre habituellement admis reste valable.

 

Alors pourquoi 2040 sera quand même une date importante ? On l'a vu, dans cette histoire, la société civile s'est rebellée et organisée contre le secret Défense. Au point que les informations collectées permettent aujourd'hui de se passer des archives officielles. Ceux qui voulaient parler ont eu l'occasion de le faire. Tous, sauf le Commandant Sharp. Sa voix demeure étouffée, condamnée à purger seule et jusqu'au bout ces cent années de silence forcé. En 2040, elle pourra enfin être entendue. 

 

Le Lancastria aujourd'hui

 

Par 47°09 de latitude Nord et 02°20 de longitude Ouest, une bouée rouge indique l'endroit où repose l'épave du Lancastria. Toute plongée y est interdite, soumise à une autorisation préfectorale, non seulement parce qu'elle est classée en tant que cimetière marin (de nombreux corps y reposent à jamais), mais aussi parce qu'elle est très dangereuse d'accès. En effet, dans cette partie de l'estuaire de la Loire, où les courants sont puissants et charrient beaucoup de sédiments, la visibilité n'excède jamais plus de quelques mètres.

 

Chaque 17 juin, en souvenir des victimes, les membres des familles y sont conduits pour un dépôt de gerbes. À la même date, dans les cimetières côtiers où les naufragés sont enterrés, des commémorations officielles sont organisées. Des offices religieux, et d'autres cérémonies, plus confidentielles, ont lieu en Angleterre.

 

Sur le littoral, au fil des ans, des plaques et des stèles ont été érigées afin d'informer les promeneurs sur le drame qui s'est joué, ce jour de printemps 1940. Bien souvent, pour celui ou celle qui prend le temps de lire les lignes qui y sont inscrites, c'est une découverte, tant cette histoire reste peu connue, même des habitants de la région. Pour y remédier, un mémorial dédié à la catastrophe a été inauguré en 2016 à la pointe Saint-Gildas, sur la commune de Préfailles, inscrivant encore un peu plus dans le paysage le souvenir de ce drame dont un regard sur l'horizon de mer ne peut rien révéler. La bouée rouge n'est pas visible de la côte. 

 

Tous ces lieux de mémoire et ces actes solennels indiquent que l'oubli perd du terrain. Il ne manque peut-être plus qu'un musée dédié au naufrage, pour affirmer que finalement c'est le souvenir qui l'a remporté. 

 

 

                                                                                              Franck Garnier

                                                                                              Rédacteur web freelance

                                                                                              Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

 

Sources internet :

 

Sources bibliographiques :

 

  • Yves Beaujuge : La Tragédie du Lancastria – 2012
  • Geoffrey Bond : Lancastria - 1959
  • Winston Churchill : Mémoires de la Seconde Guerre Mondiale – Tome 2 – 1949
  • Jonathan Fenby : The Sinking of the Lancastria - 2005
  • Harry Grattidge : Captain of the Queens – 1956

 

Documentaires :

 

  • Christophe François : Lancastria, histoire d'un naufrage confidentiel – 2004 – 52 min.
  • BBC inside Out North West : HMT Lancastria – 2020 – 20 min.

 

Sources photographiques :

 

Imperial War Museums : https://www.iwm.org.uk/collections/item/object/205227423