Rapport du commandant du remorqueur Ursus

 

Le 19 mai 1940, Le havre subit son premier bombardement aérien. Je commande le remorqueur Ursus de la Transat, basé au Havre… le 8 juin, je reçois l’ordre de remorquer à Saint-Nazaire le ponton-grue Goliath. Appareillage à 14h20. La traversée s’effectue sans incident et nous entrons à Saint-Nazaire le 12 à 20h45. A peine arrivé, je reçois l’ordre de larguer le Goliath et d’aller assister le Champlain, paquebot arrivant en petite rade. En entrant dans le port, le Champlain en remorque, nous subissons le premier bombardement, sans dommages pour l’Ursus ni pour le Champlain, et nous accostons. Le Titan un autre remorqueur de la Transat , arrive du Havre et assiste le Champlain. Le 11 arrive  Le Minotaure, autre remorqueur, de la Transat également. Il vient du Havre avec des militaires à bord.

 Du 12 au 16, nouveaux bombardements ; pas de dégâts pour nous. Le 16 à 2 heures Ursus, Titan et Minotaure reçoivent l’ordre d’évacuer les troupes anglaises et polonaises qui affluent. A 13h j’embarque environ 500 hommes. Je les conduis au large de l’estuaire où attendent des paquebots. Titan et Minotaure suivent . pour ce premier voyage la Marine m’adjoint un officier anglais et un pilote. Pour les voyages suivants, on me « sacre » pilote de Saint-Nazaire, chargé de conduire sur les paquebots, outre l’Ursus, tous les bateaux réfugiés du Nord, chargés des troupes à transborder, avec cette difficulté que, la nuit, aucun feu n’indique le chenal ! Chaque voyage dure 3 à 4 heures, avec environ 500 hommes.

 Nous sommes continuellement mitraillés, sans pertes à ma connaissance. A 24h amarré le long du Duchess of York, un chapelet de bombes à 50 mètres de nous. Tout tremble à bord. Pas de dégâts pour nous. Puis retour à Saint-Nazaire . le 17 à 6h30, embarquement pour un nouveau contingent destiné au Lancastria. En route une mine saute derrière nous. Sans mal pour nous. Vers 10h nous accostons le paquebot. Petit incident : un officier du bord refuse d’embarquer deux chiens ; compagnons de voyage d’enfants belges que nous avions à bord, après discussion, tout s’arrange les chiens embarquent. Puis retour à Saint-Nazaire, à 10h30 nouvel embarquement de 500 hommes. Le Lancastria ne voulant plus personne, nous attendons un nouveau convoi et mouillons à 12h30.

 A 14h30, arrive le paquebot Oronsay. Nous nous préparons à l’accoster alors qu’un bombardier laisse tomber près de sa passerelle un chapelet de bombes. Nous nous éloignons. L’Oronsay bat en arrière et file de la chaîne en quantité. L’officier de manœuvre à l’avant attend les ordres de la passerelle, où tout le monde est étourdi par le coup ; il donne ordre à la machine de stopper. Nous accostons, débarquons nos passagers et repartons vers 15h30. a 15h45 le Lancastria mouillé près de la Lambarde est attaqué par un bombardier qui laisse tomber un chapelet de bombes. J’en vois une tomber dans la cheminée (démenti plus tard) Le Lancastria chavire et coule en 15  minutes environ. Je me porte immédiatement au secours des naufragés et arrive sur les lieux vers 16h.

La mer est couverte de mazout, et de nombreux hommes nagent dans cette eau. Je fais mettre à l’eau mes deux embarcations, armées de volontaires, et nous lançons aux naufragés bouées, ceinture de sauvetage et deux petits radeaux. L’équipage restant à bord hisse sur l’Ursus tous les hommes qui se trouvent autour de nous et reçoit ceux apportés par les embarcations. Le Minotaure à son tour, mais il est chargé de troupes. Le commandant fait mettre ses embarcations à l’eau. Tous les navires  présents mettent à la mer leurs embarcations. Celles du PLM 26 m’apportent plusieurs naufragés . le contre-torpilleur anglais L44 pique son étrave sur la coque chavirée du Lancastria pour recueillir les gens qui étaient dessus. Sont également là, le bateau pilote de la Loire ainsi que plusieurs autres navires .

Pendant le sauvetage nous continuons d’être attaqués à la bombe et mitraillés. Plusieurs impacts de balles sont relevés sur notre proue. Nous sauvons environ 500 hommes, sans doute plus, 500 étant notre plein de passagers, mais, cette fois il y en avait partout : dans la chaufferie, les machines, les postes d’équipage, etc. Tous ces hommes sont enduis de mazout. Nous les nettoyons avec le linge de bord, les ravitaillons avec nos vivres de réserves, les soignons avec notre maigre pharmacie et notre lait condensé, dont par chance, nous possédions quelques caisses. Les naufragés s’infiltrent partout et s’habillent avec tous les effets de l’équipage qui leur tombe sous la main. A 18h15, ne pouvant plus embarquer de passagers, et certains mourant sur le pont, je demande des ordres au contre-torpilleur L44, par l’intermédiaire d’un timonier anglais que nous avons sauvé.

Ordre m’est alors donné de nous rendre sur l’Oronsay qui, ayant appareillé, reçoit l’ordre de nous attendre à proximité de la Banche. Vers 19h, nous accostons l’Oronsay et transbordons nos passagers, sauf un jeune belge qui ne veut pas nous quitter et que nous remettons le 18 aux autorités de Saint-Nazaire, et huit naufragés qui sont morts à bord. Le commandant de l’Oronsay fait recueillir les papiers des morts, et ordonne à ses hommes de les immerger. Pendant que nous étions le long du bord de l’Oronsay, le L44 arrive à son tour et transborde les naufragés qu’on a recueillis.

 A 19h15, transbordement terminé : nous rallions Saint-Nazaire à 22h30. Nous effectuons encore quelques voyages mais cette fois, en petite rade, transportant des troupes sur les transports qui s’y trouvent. Par la suite j’ai appris qu’environ deux milles morts étaient à déplorer dans le naufrage du Lancastria.

 

Commandant Feulvarc’h